Shaun of the Dead


Réalisé par Edgar Wright

Cet article contient des spoilers.

En son temps, George Romero avait tissé une habile critique de la société contemporaine à l'aide de son incontournable Nuit des Morts Vivants (1968), un film d'horreur qui se servait de son statut pour dénoncer entre autre la ségrégation ou les méfaits de la guerre. Environ trente ans plus tard, c'est un jeune britannique du nom d'Edgar Wright qui marque une nouvelle fois l'Histoire cinématographique à l'aide de son premier long-métrage, Shaun of the Dead, une comédie culottée qui, si elle s'éloigne de l'approche frontale utilisée par Romero, n'en demeure pas moins un portrait tout aussi acide de ce qu'est devenu le monde au début du XXIème siècle. De plus, Wright impose dès ce premier film un sens de la mise en scène qui pourrait être qualifié de ludique, sans oublier d'apposer sur l'ensemble une vision cohérente qui se retrouvera sur l'ensemble de son œuvre. Son premier film s'érige comme un croisement improbable entre les films gores du siècle dernier et un humour potache irrésistible que ne renieraient en rien les Monty Python.

Le personnage principal de cette (més)aventure offre son nom au titre du film. Shaun est un vendeur englué dans une vie morne et répétitive, tiraillé entre son travail de vendeur dans lequel il ne trouve aucun épanouissement, son meilleur ami avec qui il vit en colocation et sa fiancée qui commence à douter de la solidité de son couple. Alternant les journées jeux vidéo et les soirées passées dans un pub anglais typique, les journées et les bières défilent, identiques. C'est alors que survient l'impensable, une épidémie qui transforme la population en zombies : un événement extraordinaire qui va permettre à Shaun de se révéler à travers des péripéties qui évoqueront la plus vieille quête du monde, sauver la princesse prisonnière dans son château. Après avoir travaillé sur la fabuleuse série télévisée Spaced, aux côtés de Simon Pegg et Jessica Hynes, Edgar Wright retrouvera ses compères pour réaliser ce nouveau projet complètement fou d'invasion zombie. Fort de son expérience sur cette série, le réalisateur mettra son expérience au service de Shaun of the Dead, qui deviendra le premier volet de ce que l'on appelle désormais la ice & cream trilogy, que viendront plus tard compléter Hot Fuzz et The End of the World. Cette trilogie tire son nom d'un running gag qui surviendra dans chacun de ces films, qui verront les personnages, à un moment ou un autre, manger une glace, chaque fois d'une couleur différente. Dans ce premier film, la glace sera rouge, une référence évidente au sang qui coule par hectolitres dans les films d'horreur.


Ainsi, Simon Pegg et Jessica Hynes passent à nouveau devant la caméra, rejoints par un autre habitué de Spaced, le fantastique Nick Frost qui joue ici le colocataire de Shaun, un gars immature mais sympathique prénommé Ed. Le film se déroulera en trois actes majeurs : le premier présentera les prémices du monde de Shaun qui s'effondre (au sens propre comme au figuré), le second narrera la survie (ou pas) des protagonistes à travers une mégalopole infectée, et le dernier s'érigera comme un huis-clos désespéré rendant hommage aux films du genre. Pour raconter cette histoire, Edgar Wright adopte une mise en scène à la fois élégante et ludique, qu'il sublime par des trouvailles de montage ou de cadrage qui ne peuvent que ravir le spectateur. Ludique parce qu'elle sollicite constamment l'attention, car elle joue sur les parallèles et les références, comme le prouve d'office le générique d'ouverture, alignant les images descriptives du monde qui nous entoure, en soulignant ce que ce dernier fait de nous : des zombies (le tout sur l'incontournable morceau The Blue Wrath de I Monster). Wright joue avec les attentes du spectateur comme un marionnettiste sadique, comme lorsqu'il montre son personnage déambuler tel un cadavre, en poussant un bâillement qui sonne volontairement comme un râle de zombie. Ce comique, disons de référence, ponctue régulièrement le film, le réalisateur prenant un malin plaisir à citer les classiques du genre. Aussi, la mise en scène est ludique quand elle joue avec le spectateur, à travers le montage ou la répétition de séquences qui se répondent entre elles. Citons la scène emblématique, filmée en plan séquence, durant laquelle Shaun sort de chez lui au petit matin, traverse le quartier pour se rendre à l'épicerie, avant de retourner chez lui. Cette scène est filmée deux fois, une première version montre la situation de base, banale, avant l'épidémie. La seconde prend place plus tard, quand les rues sont envahis de zombies, ce qui passe totalement au dessus d'un Shaun à l'esprit embrumé par une nuit alcoolisée. Il est alors très intéressant de relier les actions qui émaillent ces deux scènes, afin de créer soi-même l'aspect comique de la situation, là où quelqu'un qui ne ferait pas le lien passerait outre les gags qui parsèment la séquence. Revoir le film offre à chaque vision de nouveaux détails, comme la caissière du générique qui devient le zombie du jardin que croiseront Shaun et Ed, ou croiser ici Martin Freeman échappé de The Office. Et puis il y a toutes les références dites méta, que le spectateur peut entendre dans les dialogues, comme lorsqu'Ed annonce au début du film qu'il pourrait vivre comme un animal, dans un cabanon, une phrase qui adoptera un nouveau sens pour qui aura vu la fin du film. Ou quand Ed rassure Shaun, après sa rupture, en lui disant que ce n'est pas la fin du monde. Alors que ça l'est. Sans oublier les références directes, comme cette petite annonce qui cite le restaurant Fulci, un hommage évident au réalisateur Lucio Fulci, spécialiste de l'horreur. Citons enfin, et c'est absolument génial, le monologue prémonitoire de Nick Frost qui cite clairement tout le déroulement du film à travers des noms de boissons (un gag qui ne fonctionne qu'en anglais, basé sur des mots à double sens).


Toute la grammaire cinématographique du film s'articule autour de cet héritage issu du cinéma horrifique, visuellement, bien sûr, en termes de rythme et de construction des scènes aussi, sans oublier la bande-son, fortement influencé par les compositions de John Carpenter, The Thing en tête. Signée Daniel Mudford et Pete Woodhead, elle se construit sur des nappes atmosphériques couplées à des bruitages directement échappés des années 80. En s'imposant comme un accompagnement sonore destiné à créer une ambiance, les morceaux ne sont pas mélodiques et restent difficilement en tête; pourtant chaque piste accompagne à merveille les situations et personnages. D'autres morceaux issus de la pop ou du rap habillent le métrage, de Queen à Duran Duran, ce qui offre au film quelques moments savoureux de respiration, le long-métrage de Wright n'hésitant pas à jongler entre les styles, du suspense au comique, sans transition aucune.

Outre cette approche ludique que Shaun of the Dead distille de la première à la dernière seconde, le film pose un regard critique sur la société, en faisant de la consommation et des liens sociaux les cibles de sa fureur. Le réalisateur compare le peuple à ces zombies hagards et désemparés, piégés dans un cycle de consommation perpétuel, englué dans cette boucle sans fin que la société impose : réussite amoureuse, professionnelle et personnelle. Au regard des objectifs fixés par la société, Shaun est un perdant. Sa relation amoureuse prend l'eau, il n'est pas propriétaire (il vit en colocation avec deux amis), sa carrière ne décolle pas (ses "collègues" le prennent de haut), sa vie est un échec, symbolisé par la stagnation et l'immaturité incarnées par le personnage de Ed. C'est cette stagnation, cette boucle, que le réalisateur dénonce tout au long du film, une boucle qui prend forme à l'écran par le retour à la case départ des personnages, au Winchester, le pub qui s'érige en centre névralgique de tout le récit. Cet immobilisme deviendra l'un des thèmes majeurs d'Edgar Wright, du village figé de Hot Fuzz à la répétition inexorable des ex à détruire dans Scott Pilgrim VS the World (sur un scénario de Bryan Lee O'Malley), jusqu'à ce que le réalisateur parvienne à une conclusion (provisoire ?) sur cette thématique dans The End of the World. La société de consommation est aussi dans la ligne de mire du réalisateur, ce n'est pas un hasard si le premier zombie auquel se confronte Shaun est une caissière, ni si lui-même est vendeur ou que l'on croise un mendiant qui fait la manche (qu'il soit humain ou zombie). La communication est, selon Edgar Wright, l'un des outils qui concourt à la "zombification" de la société, comme l'illustre une nouvelle fois le générique, quand tous les gens utilisent leurs portables en même temps (des gens que l'on reverra plus tard grimés en morts-vivants), ou l'utilisation des médias dans le film (dont tous les présentateurs existent d'ailleurs) qui conseillent aux gens de restez chez eux, alors que ce faisant, Shaun et Ed seraient dévorés. Il faut d'ailleurs signaler que, comme dans les films de Romero, l'origine de l'épidémie n'est jamais expliquée.


En resserrant son intrigue autour d'un personnage et de son cercle d'amis, le spectateur se prend d'affection pour des personnages qui, bizarrement, ne sont pas des modèles (ce que l'on retrouvera une fois encore dans les autres films du réalisateur). Pourtant, en dépeignant leurs défauts, leur égoïsme, Edgar Wright parvient à les rendre attachants : il attire le spectateur à l'intérieur de ce cercle d'amis, de manière à créer un lien entre ce dernier et ces personnages criblés de défauts. Il existe un contraste saisissant entre le monde que dépeint Wright, un monde d'insouciance principalement représenté par Ed (jeux vidéo et blagues potaches), qui se veut aussi être un monde de liberté, loin des contraintes de la société. Pete, le colocataire du duo principal, est un homme droit dans ses bottes, carré, qui ne vit avec Ed et Shaun qu'en souvenir du bon vieux temps. Il fait partie de la société, il fait ce que l'on attend de lui, ainsi il deviendra rapidement l'un des premiers zombies du film. Quand Ed fera à son tour ce que l'on attend de lui, à la fin du métrage, son sort ne sera pas plus enviable, si l'on excepte cette conclusion qui se pastiche elle-même, en citant Le Jour des Morts-Vivants (George Romero, 1985), rappelant ainsi une dernière fois que zombie ou humain, la différence n'existe pas vraiment dans un système qui fait de chaque élément un cadavre ambulant.


En se parant d'un humour référentiel salutaire qui jamais n'évince une critique acerbe mais juste, le premier épisode de la ice & cream trilogy s'impose sans mal comme une référence du genre, le plus compliqué étant de justement définir ce genre. Comédie, film gore, huis-clos, pamphlet, les facettes de Shaun of the Dead sont multiples, et toutes pertinentes. Porté par des acteurs épatants et un réalisateur ingénieux, le long-métrage transmet la passion sincère de tous les artisans qui ont œuvré sur le projet. En détournant les codes du cinéma horrifique et la comédie britannique, Edgar Wright donne vie à un film punk dans l'âme, crachat virulent lancé à la face d'une génération Apple qui, en cherchant à se démarquer des autres, ne fait que plonger dans le moule du conformisme dicté par la société.

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