Ace Attorney : Phœnix Wright - Trials and Tribulations



Cet article contient des spoilers.

Troisième épisode de la saga Ace Attorney (ou Gyakuten Saiban en japonais), Trials and Tribulations apporte une conclusion aux deux opus précédents. Paru sur Game Boy Advance en 2004, c'est seulement quatre ans plus tard que le public français peut découvrir le jeu, à l'occasion de son portage sur Nintendo DS, dans une version qui exploite le pavé tactile de la console. Tout comme les deux jeux qui le précèdent, cette itération place le joueur aux commandes de Phoenix Wright, un brillant avocat, à travers des phases d'enquête et de simulation de procès, lesquelles prennent la forme d'un visual novel. L'esprit de déduction du joueur est constamment sollicité, celui-ci devant sans cesse faire le lien entre les différentes preuves qu'il détient, tout en mettant à jour les contradictions et autres mensonges énoncés par les personnages qu'il interrogera. Divisé en cinq chapitres plus ou moins longs, Trials and Tribulations exploite la totalité de l'univers créé depuis les débuts de la saga, pour devenir rien de moins que l'épisode le plus abouti, le plus intense et le plus fascinant jamais écrit par Shu Takumi, créateur de la série.

Phoenix Wright et Maya Fey, son assistante espiègle, sont les protagonistes principaux de ce nouvel opus, deux personnages déjà confortablement installés à travers les itérations précédentes du jeu, Ace Attorney premier du nom et Justice for All. De la même manière, pléthore d'éléments déjà rencontrés par le joueur vont jouer un rôle déterminant dans cette suite, tout en apportant une profondeur non négligeable à tout ce petit univers qui devient alors de plus en plus cohérent. Aussi, les événements passés les plus importants, tels que le meurtre de Mia Fey (mentor de Phoenix et grande-sœur de Maya) ou la condamnation de Morgan Fey, servent de base à une intrigue retorse qui se développera tout au long de trois des chapitres du jeu. Trials and Tribulations contient en effet trois affaires criminelles toutes liées entre elles, et articulées autour d'un terrible personnage qui s'érige comme l'ennemi juré de Phoenix. La première de ces affaires sert de prologue, durant lequel Shu Takumi s'amuse à renverser la situation : située dans le passé, cette affaire place le joueur aux commandes de Mia, tandis qu'elle doit défendre un jeune Phoenix, amoureux transi, accusé de meurtre. Le même artifice sera utilisé lors de la quatrième affaire, laquelle sera suivie par la cinquième et dernière enquête, le gros morceau du jeu, une intrigue dans laquelle toutes les trames narratives présentées plus tôt trouvent un aboutissement définitif. Ces trois chapitres forment ensemble l'ultime épreuve que doit traverser Phoenix pour s'accomplir, mais les deux autres ne sont pas dénués de tout intérêt, au contraire. Placés en seconde et troisième positions dans l'ordre chronologique du jeu, ces enquêtes construisent toute une dramaturgie nécessaire au fonctionnement de la conclusion, tout en introduisant des éléments qui auront tous un rôle à jouer. En ce sens, l'écriture de cet opus frise la perfection, que ce soit en termes ludiques (chaque instant est plaisant à jouer), qu'en termes de construction narrative et thématique.


Ainsi, l'histoire de Phoenix débute lorsqu'il rencontre Dahlia Plantule, dont il tombe éperdument amoureux. Pour la première fois, les scénaristes impliquent vraiment émotionnellement le personnage dans l'intrigue, ce qu'ils avaient déjà tenté de faire lors de l'assassinat de Mia, dans le premier opus (durant lequel le deuil de Phoenix est relativement expédié) ou bien lors de l'enlèvement de Maya dans le second épisode. Ici, les sentiments de Phoenix prennent une importance capitale, ce qui offre au jeu sa plus grande force : l'aventure place ses personnages principaux au premier plan. En effet, toute l'intrigue tournera autour de l'amour de jeunesse de Phoenix, et explorera les branches de la famille de Maya, les Fey. Mais avant d'y arriver, deux enquêtes apparemment hors-sujet rythment les premiers pas du joueur. Après un prologue intense, le joueur fait la rencontre d'un célèbre voleur, le bien-nommé Mask DeMasque. Pour la première fois, le client de Phoenix n'est pas un meurtrier mais un voleur. Bien évidemment, les rebondissements sont légion, et le génie de Shu Takumi frappe une nouvelle fois : toute la première partie, durant laquelle le joueur va se battre pour disculper son client, ne servira qu'à accuser ce dernier de meurtre ! La seconde enquête qui ne tourne pas autour de Phoenix le bouleverse tout de même énormément, étant donné que le modus operandi de l'assassin lui rappellera sa propre expérience : manipulation amoureuse et poison.

L'amour est au centre de cet opus, sous toutes ses formes. Il pousse les personnages à faire de bonnes ou de mauvaises action, et dicte leur conduite. Dahlia manipule les hommes en feignant les aimer, Dick Tektiv tombe sous le charme de sa collègue, Mask DeMasque devient un voleur pour sa dulcinée Désirée, Pearl aime sa mère et agit selon ses désirs, Violetta est amoureuse de Tigre, etc... L'amour en tant que force qui conditionne les actes des personnages, voilà ce qui les rend humains et contribue à la réussite de cet épisode, qui adopte alors des airs de tragédie, une tragédie dont le représentant le plus évident est Godot. Godot est le procureur qui s'oppose à Phoenix dans Trials and Tribulations. Ancien amant de Mia Fey, Godot voue une haine sans limite à son adversaire, qu'il juge avoir été incapable de protéger sa patronne et amie, assassinée dans le premier opus, au cours d'une affaire alors essentielle dans le développement narratif. En effet, au cours de ce premier épisode, le décès de Mia représente la perte du mentor pour Phoenix, une étape nécessaire à sa construction en tant que "héros". Dans le troisième opus, Shu Takumi exploite à nouveau cet élément fondateur de la série, pour creuser une nouvelle fois les protagonistes et les confronter à une ultime épreuve. Godot est l'antithèse de Phoenix, c'est un être figé dans le passé, qui ne vit que dans l'amertume et la vengeance. Véritable figure tragique, alors qu'il reproche à Phoenix Wright les drames survenues au sein de la famille Fey (la mort de Mia et l'enfermement de Maya vers la fin du jeu), c'est lui-même qui tuera la mère de la femme qu'il a aimé plus que tout. Le fait de tuer un être qui nous est cher sans connaître son identité réelle est un outil scénaristique dramatique très utilisé dans le théâtre classique, une technique d'écriture que l'auteur exploite ici à la perfection.

Les personnages, toujours construits sur la base de clichés plus ou moins faciles, réservent bien des surprises à mesure que l'intrigue progresse. Fort de son expérience sur les jeux précédents, cet opus se plaît à briser ce que le joueur tenait pour acquis (nouveaux personnages à contrôler, tels que Mia ou Hunter, bien que ceci n'influence pas le gameplay en lui-même, événements imprévisibles comme la mort soudaine de Régis Florimet ou l'accusation de meurtre de Mask DeMasque, perte du magatama, etc...). Les surprises surgissent toujours au bon moment, les retournements de situation fonctionnent et ne paraissent pas déplacés, étant donné qu'ils sont constamment préparés à l'avance, à travers les dialogues ou les phases d'enquêtes. Le scénariste s'amuse aussi en jouant avec les apparences, ou en s'appuyant sur les faux-semblants. La manipulation est au coeur du récit, comme l'attestent plusieurs séquences telles que la fausse plaidoirie menée par Furio Tigre (se faisant passer pour Wright), ou les personnages qui cachent leur identité (tout ce qui tourne autour de DeMasque et de sa nature de voleur, les jumelles Dahlia et Iris, voire Misty se faisant passer pour une écrivaine). Bien sûr, celui qui se fait le plus manipuler est bien le joueur, notamment à cause de la construction non chronologique du récit (les enquêtes ne se suivent pas, alternant entre le présent et le passé, un concept qui sera repris et développé dans l'affaire finale de l'épisode suivant, Apollo Justice), ou bien à cause de toutes les fausses pistes disséminées tout au long du jeu. L'ultime outil utilisé par le scénariste pour décontenancer le joueur est le channeling. Maya est une médium très puissante, appartenant à une lignée renommée (malgré les événements contés dans Ace Attorney premier du nom), ainsi, la jeune femme maîtrise la technique de channeling de Kurain. C'est une capacité qui permet d'invoquer les âmes des morts, et de les laisser agir et s'exprimer à travers son propre corps. Déjà dévoilée dans les épisodes précédents, la portée de cette capacité culmine ici, dans une enquête finale qui se déroule sous une ambiance mystique du plus bel effet.


Bien que la saga se poursuive après Trials and Tribulations (et propose un opus tout aussi réussi, à savoir Dual Destinies), le jeu s'érige tout de même comme une conclusion de toutes les intrigues amorcées jusqu'à présent ainsi que pour ses personnages. Introduit dans cet épisode, le personnage de Godot s'impose sans mal comme l'un des personnages les plus réussis au sein de la saga, incarnation des démons intérieurs qui rongent Phoenix. Le combat entre les deux hommes se soldera par une séquence à l'écriture d'une pudeur exemplaire, les anciens ennemis finissant par partager une tasse de café tandis qu'ils ont, ensemble, éradiqué le mal qui a changé leurs vies à jamais. Le jeu reprend la construction des anciens opus, mais propose des nouvelles animations qui viennent marquer les moments importants. Ainsi, les défaites des coupables donnent lieu à des séquences particulières, tandis que Godot lui-même hérite de quelques animations ponctuelles : lorsqu'il se blesse à la main en serrant trop fort sa tasse de café, qui explose sous sa colère, ou bien lors de la conclusion du jeu, lorsqu'il pleure des larmes de sang.

La bande-son créée par Noriyuki Iwadare transcende le jeu. Le compositeur donne ici tout ce qu'il a, donnant naissance à des thèmes forts, mélodiques et toujours en adéquation avec les émotions que veut transmettre le jeu. Alternant les styles avec une aisance folle, de l'épique au guilleret, en passant par des musiques plus mystiques, sans oublier le morceau très jazzy dédié à Godot, Iwadare sublime chaque personnage, chaque scène, et ce malgré les limitations techniques de la console (le jeu étant sorti sur Game Boy Advance). Finalement, le jeu comporte peu de morceaux (comparé à un Dual Destinies par exemple), mais leur utilisation ne dérange jamais. Le thème de Mask DeMasque, entraînant et grandiloquent, est un régal, à la fois pertinent et burlesque. Celui de Labocca flirte avec le kitsch, le résultat en cours de partie est absolument unique. Mais la musique supporte de manière plus qu'efficace les phases de procès qui, bien que l'humour soit toujours présents, s'imposent comme les scènes les plus solennelles et les plus poignantes du jeu.

En s'appuyant sur tout l'univers qu'il a mis en place durant les deux premiers opus, Trials and Tribulations parvient à s'imposer sans mal comme le meilleur épisode de cette trilogie. Animé par des personnages attachants et fouillés, construit avec une rigueur qui frise l'absurde, le jeu brille par la manière qu'il a de traiter ses personnages principaux, lesquels s'ouvrent pour la première fois au joueur. Parsemé de rebondissements et de passages totalement autres, cet opus distille un plaisir de jeu immédiat, sans oublier de s'articuler autour d'une intrigue sérieuse et relativement sombre. En atteignant un équilibre délicat entre la légèreté propre aux dialogues parfois hilarants et une approche de la tragédie étudiée avec minutie, Trials and Tribulations est un petit joyau aux facettes qui toutes sont différentes, mais qui brillent pourtant d'une même lumière : celle de la réussite absolue.

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