Descender : Tome 1 - Étoiles de métal


Scénarisé par Jeff Lemire

Cet article contient des spoilers.

Les éditions françaises Urban Comics continuent de piocher dans le vaste catalogue américain d'Image Comics, et proposent à un rythme effréné beaucoup de certaines des meilleures séries disponibles de l'autre côté de l'Atlantique. En favorisant certains auteurs, comme Grant Morrison, Rick Remender ou ici Jeff Lemire, l'éditeur se constitue un catalogue diversifié cohérent et d'une qualité indéniable. Lemire est un auteur prolifique, qui travaille autant pour les gros éditeurs qu'il n'écrit des œuvres plus personnelles, comme c'est le cas avec par exemple Trillium, une histoire d'amour à travers le temps, Essex County, une peinture rurale d'un petit village et de ses secrets, ou ce fameux Descender, épopée de space-opéra humaniste qui s'impose sans mal comme l'un de ses travaux les plus aboutis. Mis en image par les sublimes aquarelles du talentueux Dustin Nguyen, Descender se dévoile à travers un premier tome passionnant, prolifique en surprises et personnages intéressants.

La série de Jeff Lemire s'installe dans un futur très lointain, tandis que l'univers fait la rencontre de terribles et gigantesques entités mécaniques, les Moissonneurs. Ces immenses colosses de métal, bien plus grands qu'une planète lambda, surgissent de nulle part et déciment la population des neuf planètes qui composent le Concile Galactique Uni, communément appelé le CGU. Une ellipse d'une dizaine d'années mène ensuite le lecteur sur la lune de Dirichu-6, une ancienne colonie minière désaffectée suite à l'attaque des Moissonneurs. C'est ici que s'éveillent le jeune robot Tim-21 et son compagnon mécanique, Bandit. Le réveil de Tim-21 alerte les autorités compétentes qui, suite au massacre survenu quelques années plus tôt, ont supprimé la plupart des robots et autres créatures mécaniques. En effet, un lien existe entre les machines et les Moissonneurs, un lien que le scientifique Jin Quon va tenter de mettre en évidence, d'autant plus que le code de base des colosses correspond à celui de la série des Tim. Ce contexte ne sert que de base à l'épopée que va mettre en place Lemire, le scénariste n'imposant aucune limite à son imagination débridée, ce qui permet au récit de proposer une suite de savantes surprises, à travers des personnages loin d'être lisses, ou des retournements de situation improbables. Les six épisodes qui composent ce premier tome bénéficient d'une écriture soignée et efficace, la mythologie de cet univers se mettant en place à travers l'action et le parcours de Tim-21. Le premier chapitre présente ainsi ce futur techniquement avancé, peuplé de machines et d'extraterrestres, à travers une introduction choc qui marque principalement par la présence écrasante des Moissonneurs, lesquels sont mis en valeur à travers une illustration de Dustin Nguyen étalée sur une double-page fascinante. Le reste de l'épisode se concentre principalement sur Tim-21 et ses errances au sein d'une station minière abandonnée, tandis qu'il se connecte à une sorte de réseau et reçoit un résumé des dix années qu'il a passé en hibernation. En un seul épisode, l'auteur décrit les bases de l'environnement politique, présente les personnages principaux et leurs caractères, en se permettant d'introduire les différentes menaces qui planeront sur les protagonistes, des Moissonneurs aux chasseurs de robots. La narration de Lemire brille aussi lors du second épisode, qui alterne les phases dans le présent, une séquence d'action, et les scènes issues du passé, qui décrivent le parcours de Tim-21, de sa conception à son hibernation. Une planche sur deux alterne entre le présent et le passé, tandis que les souvenirs du jeune robot lui reviennent.


En quelques chapitres, le scénariste distille plusieurs mystères et interrogations qui serviront de point de départ à un récit qui risque de vite s'aventurer vers des pistes insoupçonnées. Ainsi, une étrange séquence présente ce qui semble être l'esprit de Tim-21, devant ce qui s'apparente à l'entrée d'un purgatoire. C'est une vision concrète et terrifiante qu'expérimente le petit androïde, qui pose d'autant plus de questions qu'un robot n'est pas sensé pouvoir rêver. Le volume propose son lot de traîtres et de faux-semblants, entre le robot domestique qui communique illégalement des données confidentielles (et dont une image trouble semble montrer une "âme" s'envoler de son corps mécanique), ou bien le personnage de Quon, qui se révèle être un usurpateur, chamboulant ainsi complètement les attentes du lecteur. Aussi, les traumatismes des personnages secondaires sont effleurés, comme celui de Telsa, qui coordonne la mission de récupération de Tim-21, et que l'illustrateur met en scène de façon magistrale sur une pleine page tétanisante. Le mystère qui relie la série des Tim aux Moissonneurs plane sur l'ensemble du récit, tandis qu'une pléthore d'entités secondaires gravitent autour du groupe principal. Les pistes narratives foisonnent, mais l'auteur n'écrit pas seulement des secrets et des mystères. Ce premier tome fonctionne car il ouvre plusieurs pistes mais n'oublie pas de raconter quelque chose, ce prologue permettant surtout aux personnages de se découvrir et d'apprendre à fonctionner en tant que groupe. Malgré quelques excès de violence et d'horreur, atténués par le choix de l'aquarelle en tant qu'outil pour la mise en image de l'histoire, Lemire inculque quelques touches d'humour, provenant la plupart du temps d'un personnage-pitre très attachant, le robot foreur un peu psychopathe.

Plusieurs influences surgissent à la découverte du récit, la plus évidente étant le film A.I. (Intelligence Artificielle), de Steven Spielberg (2004), auquel renvoie bien évidemment la posture de Tim-21 sur la couverture du livre, mais pas seulement. La recherche de l'être aimé apparaît dans les deux récits, comme certains concepts de personnages (les chasseurs de robot), ou le compagnon de voyage mécanique limité intellectuellement (un ouvrier dans le comic book, un gigolo dans le film). Les Moissonneurs renvoient peut-être à la menace présente dans la trilogie de jeux vidéo Mass Effect, où des créatures aussi appelées Moissonneurs apparaissent pour éliminer toute forme de vie dans l'univers. De manière générale, il y a une certaine puissance cinématographique dans les différents épisodes de Descender, du Moon de Duncan Jones (2009) au Blade Runner de Ridley Scott (1982), sans oublier quelques renvois évidents à l'œuvre d'Isaac Asimov. Plutôt que de sonner comme une reprise sans saveur de toutes ces inspirations, Descender s'en affranchit bien vite pour développer un récit tout en retenue, qui dévoile alors une ambiance unique entre mélancolie et urgence.


Autant être honnête, cette ambiance découle aussi fortement du talent de Dustin Nguyen, épatant de bout en bout. Le choix même de l'aquarelle impose un contraste saisissant entre la dureté de certains des événements contés et leur retranscription graphique, tout en harmonisant les différentes planches du tome. En règle générale, Nguyen se base sur une couleur dominante, qu'il étale sur l'ensemble des cases avant de faire resurgir les éléments qu'il souhaite mettre en valeur. L'imperfection liée à l'usage de l'aquarelle s'adapte à merveille avec les grossièretés des textures représentées, comme le métal ou tout simplement la peau. Plusieurs pleines pages permettent régulièrement à l'artiste d'exploser, qu'il s'agisse de la planche durant laquelle Tim-21 regroupe un nombre considérable de données, ou des illustrations qui viennent clôturer chaque chapitre et qui, à l'instar de la série Saga (de Brian K. Vaughan et Fiona Staples), envahissent l'intégralité de la planche finale, ce qui décuple leur impact. Les contours des éléments principaux constituant une case sont soulignés par un trait au crayon, ce qui permet d'affiner le travail sur les différents plans et la perspective, mais pas seulement. En effet, plusieurs détails comme les barbes ou parfois les mèches de cheveux sont seulement mis en image par leurs contours, sans qu'aucune tâche colorée ne vienne les compléter. Il en résulte parfois un effet de flou, ou d'inachevé, qui une fois encore concourt à la mise en place de cette atmosphère particulière qui émane du récit. Enfin, un travail consciencieux a été effectué sur les phylactères et les diverses typographies utilisées. Différents effets sont appliqués en fonction des personnages qui s'expriment : bulles colorées et typographie "digitale" pour les robots décédés, phylactères envahis de petits tentacules lorsqu'un alien peu ragoutant prend la parole, typographie grasse, linéale mais tremblotante quand le déluré foreur menace de tuer les humains, etc...

C'est tout en douceur que Lemire et Nguyen tissent une mythologique passionnante à découvrir, ne délaissant aucun aspect de leur univers, qu'ils soient politiques, ésotériques ou plus intimes. Comme dans toute saga de space-opera, les lieux visités sont exotiques et variés, à la fois crédibles mais suffisamment distants pour permettre au lecteur de s'évader. La colonie minière désaffectée rappelle les plus grandes sagas de science-fiction (Aliens de James Cameron, par exemple - 1986), les fosses ardentes évoquent une fantasy orientale tandis que Niyrata renvoient aux sociétés blanches, lisses et irréprochables que l'on peut croiser dans plusieurs œuvres de fiction. Des questions d'ordre philosophique jaillissent régulièrement, convoquant les travaux de Philip K. Dick ou Asimov, et permettent au récit de proposer autre chose que du simple divertissement. Le rapport entre l'Homme et la machine est souligné, les personnages évoquant parfois le fait de savoir s'il faut éprouver de la compassion pour ces êtres artificiels. Ce qui, en quelque sorte, fait écho à cet étrange fil qui lie le lecteur à ces images, simples dessins en deux dimensions, auxquels il offre une existence éphémère.


De retour pour une œuvre profonde et qui promet d'être épique, Jeff Lemire sollicite la délicatesse visuelle de Dustin Nguyen pour donner vie à une fresque qui s'intéresse autant aux relations qui animent les personnages qu'à une menace universelle aux accents apocalyptiques. Construit autour de contrastes forts, qu'ils soient thématiques ou visuels, Descender s'impose comme un récit à la fois fragile et dur, rythmé par des péripéties efficaces qui servent surtout de développement pour les personnages et l'univers lui-même. Ce premier tome, qui constitue clairement un prologue, ouvre une myriade de possibilités, à travers les mystères qui s'accumulent et la quantité de protagonistes qui viennent se greffer au récit. Majestueux mais jamais orgueilleux, le scénario s'envole vers des cimes surprenantes, très éloignées du concept initial à base de colosses destructeurs. En combinant l'approche épique liée à son travail sur les super-héros de MARVEL et DC Comics, et sa conception plus intimiste de sagas plus personnelles, l'auteur délivre là une représentation idéale de ce que doit être une bonne histoire.

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