Monstress : Tome 1 - L'Éveil


Écrit par Marjorie Liu
Dessiné par Sana Takeda

Attention, ce texte révèle des éléments essentiels du scénario.

C'est une pleine page sans fioriture qui offre au lecteur son premier contact avec le monde créé par Marjorie Liu et Sana Takeda. Cette planche dévoile le personnage principal de cette épopée, la bien-nommée Maika Demi-Loup, enchaînée, nue et amputée de son bras gauche. L'histoire débute durant une sordide vente aux enchères, les lots étant des êtres vivants, adultes et enfants, appelés les arcaniques. Si Maika reste pour le moment muette, elle se révèle tout de même par fragments, à travers des bulles de pensées qui tissent ses états-d'âmes. En quelques pages, le lecteur découvre la situation glauque et désespérée que traversent Maika et ses compagnons d'infortune, tandis que se dessinent les contours d'un monde dominé par l'ésotérisme. Les personnages secondaires qui apparaissent dans ce premier chapitre s'avèrent être majoritairement sournois et cruels, ce qui offre une atmosphère pesante à cette entrée en matière toutefois efficace dans sa manière de soulever des questions et de présenter ses enjeux.

Ce premier chapitre, sur les six que renferme ce tome, a ceci de fantastique qu'il développe l'intrigue avec une aisance remarquable, distillant les informations de manière naturelle. Au détour des dialogues ciselés prend forme l'histoire de cet univers ombrageux, chaque case insistant sur les rancœurs, les doutes et les motivations de chaque protagoniste. Ainsi, à mesure que ses dons investissent les pages, le lecteur comprend rapidement que Maika n'est pas une arcanique comme les autres, et que des forces supérieures manigancent dans l'ombre un plan pour le moment insaisissable. La narration de ce chapitre d'ouverture se fait en deux temps. Si l'action principale, décrivant une évasion, prend place dans le présent, elle est supportée par des retours dans le passé insistant sur le développement et les ambitions de l'héroïne. Cet artifice classique dynamise le rythme de la lecture, et libère le lecteur de l'atmosphère anxiogène à laquelle il est confronté en déambulant dans l'antre des sorcières d'où Maika cherche à s'échapper.

Le récit parle de science et d'ésotérisme. Maika est une arcanique aux pouvoirs terrifiants, comme le prouvent différentes scènes brutales, tandis que les sorcières s'adonnent à des expériences scientifiques, aussi morbides qu'infernales, sur les non-humains. Ce prologue présente ainsi quelques séquences chocs, de la fameuse page d'ouverture centrée sur une Maika déshonorée, jusqu'aux dessins explicites décrivant la mort de certains personnages, ou encore une représentation très dure du cadavre d'un enfant disséqué. Heureusement, les illustrations ne sombrent jamais dans un voyeurisme pervers malvenu, la nudité est cachée (par des cheveux par exemple) et les scènes plus gores sont diluées dans un dessin éthéré qui épargne les gros plans ou les détails malsains.


Le trait de Sana Takeda est d'ailleurs, incontestablement, l'un des gros points forts du titre. En mélangeant un sens du détail ahurissant et une épure délicieuse, en effectuant un travail sur la matière et les expressions exceptionnel, la dessinatrice impose son style avec brio, un style unique qui offre une identité visuelle forte et marquée au monde de Monstress. Sa touche fine et élégante donne vie à des personnages atypiques et charismatiques, aux apparences peaufinées à l'extrême. En effet, outre le travail sur les visages, les morphologies ou les coiffures, un soin tout particulier est apporté aux tenues vestimentaires, accessoires et décors. Les tissus sont ornés de motifs distingués tandis que les textures sont retranscrites avec une maniaquerie indécente. Le tout est mis en valeur par une colorisation qui évite les éclats trop vifs, avant de rehausser certains éléments de manière à les mettre en évidence par rapport aux besoins du scénario. Il se dégage de ce dessin une sensibilité toute particulière, clairement influencée par les arts graphiques orientaux (la dessinatrice est d'origine japonaise), alliée à une approche plus occidentale, ce qui crée un contraste particulier mais splendide pour le regard. L'artiste se lâche complètement lorsque son équipière scénariste lui fait dessiner des pleines pages (parfois doubles) somptueuses, qui permettent à son talent de briller à chaque recoin de la feuille. Même si la plupart du temps, les cases des différentes planches sont relativement grandes, ces pages complètement illustrées impressionnent par leur démesure : des bas-fonds d'une citadelle accueillant une terrifiante prison, aux visions oniriques de dieux fantômes qui errent dans une vallée embrumée, sans oublier la présentation des membres de la Cour du Soir (superbes personnages), chacune de ces visions s'imprime durablement sur la rétine du lecteur. Si Sana Takeda a parfois un peu de mal à retranscrire le mouvement, c'est un moindre mal comparé aux peintures qu'offrent chaque chapitre de ce livre.

Une autre preuve du soin apporté à l'élaboration du monde réside dans les traces de sa construction, historique et géographique. De nombreuses allusions sont faites au passé, à des événements marquants, des monarques disparus, des batailles ou des conflits séculaires. De la même manière, le lecteur découvre peu à peu les forces en place, les différents clans, les groupuscules et les liens qui les unissent ou les opposent. Sans compter la rigueur spatiale qui recouvre le récit et habille le périple de Maika et ses alliés : une carte est d'ailleurs disponible en fin d'ouvrage, recouvrant une multitude de régions aux climats et à la topographie variées. Un élément qui permet une nouvelle fois à la scénariste de travailler en osmose avec son illustratrice qui peut alors mettre en image des paysages diversifiés, allant d'une cité industrielle traversée par des aqueducs urbains, à un territoire luxuriant caché dans la forêt, en passant par des vallées surplombées de créatures gigantesques et impossibles. Sans oublier les différents intérieurs, tous empreints d'une personnalité et d'une atmosphère uniques, remplis d'objets usuels et décoratifs. Enfin, chaque fin de chapitre propose une annexe visant à apporter des éclaircissements sur les terres connues. Les auteurs proposent des extraits de conférences (comme les monologues du Professeur Tam Tam, un chat savant), ou des documents particuliers, comme le parchemin faisant le point sur les différentes races qui peuplent cet univers, qui vient clore le cinquième chapitre.


Le scénario dépeint la quête de Maika Demi-Loup, survivante d'un cataclysme ayant entraîné des dizaines de milliers de morts. L'adolescente cherche des réponses sur qui elle est, sur sa mère, et sur le démon qui vit en elle. Un démon affamé qui s'empare parfois du corps de la jeune fille pour apaiser sa faim. Solitaire et déterminée, Maika est une anti-héroïne qui va peu à peu s'ouvrir aux autres, qui va redécouvrir les plaisirs simples d'une vie révolue, une vie dévorée par les épreuves, l'horreur et la souffrance. Le monde qu'elle traverse n'est pas tendre, traquée de toutes parts, la fuite de l'arcanique va la mener à la rencontre de nombreux personnages secondaires, parfois alliés, parfois ennemis, parfois les deux. Les rebondissements sont légion, sans compter que Marjorie Liu n'hésite pas à s'attarder sur des personnages annexes pour lesquels l'empathie du lecteur va alors être bouleversée. Le récit est loin d'être manichéen, Maika elle-même étant un personnage loin de l'être, de par sa nature même. Marchent à ses côtés Kippa, une très jeune arcanique aux traits de renarde, un personnage lumineux qui tentera de maintenir Maika dans le droit chemin. Elle est la première à rejoindre le petit groupe autour de Demi-Loup (le "pa" de son nom peut vouloir dire "groupe" en japonais, tandis que "ki" possède une multitude de traductions, comme "esprit"), accueillant aussi Maître Ren, un chat espiègle riche en secrets ("ren" en japonais peut signifier "se joindre à" ou "accompagner").

La plupart des autres personnages secondaires, hormis les antagonistes telles que les Inquisitrix ou les Sorcières de l'ordre de Cumaea, ne font que passer et disparaissent une fois le chapitre achevé. Mais cela n'empêche en aucun cas qu'ils soient un minimum travaillés, autant sur le plan de leur personnalité que sur leur design. Tous ont un petit quelque chose qui les démarquent, et s'ils restent des personnages fonction, la scénariste les développe autant que possible, parfois en disposant des indices sur leur passé, d'autres fois en leur confiant un trait de personnalité marqué. Il existe aussi beaucoup de sous-entendus, qui densifient une fois encore la crédibilité de cet univers et des personnages, le travail accompli devenant remarquable à mesure que les pages défilent et que de nouveaux protagonistes surgissent (les Inquisitrix, peu présentes, mais tellement imposantes, ou les membres de la Cour du Soir, qui envahissent une page double, mais dégagent tous une présence remarquable).


Ce premier volume de Monstress développe les prémisses de thèmes universels, du racisme aux abus de la science, en passant par la rancœur liée à la guerre ou le trafic d'êtres vivants. Des thématiques parfois lourdes mais relativement classiques, leur portée provenant de leur traitement. En créant un univers hybride entre steampunk (les vaisseaux volants, les usines, les expériences) et fantasy orientale, les créatrices du comics peuvent entamer librement des réflexions dures mais contemporaines et pertinentes. La lecture n'est pas très joyeuse, la violence et la méfiance surgissent régulièrement, ce qui rend les petites touches humoristiques bienvenues (comme lorsque Kippa a peur et que ses poils se hérissent sur tout son corps, ce qui donne lieu à des illustrations comiques très typées manga). Les bouffées d'oxygène sont plutôt rares, la lecture n'est pas éreintante mais jamais radieuse. La mort est un élément central du récit, elle est omniprésente, désacralisée à travers les opérations des sorcières, banalisée via la violence des attaques du démon qu'abrite Maika, mais toujours présente, toujours menaçante. Cependant, Marjorie Liu lui oppose continuellement une touche d'espoir, nécessaire, le récit ne sombre jamais dans le nihilisme absolu. Et puis il y a ce symbole de l’œil, omniprésent, qui prendra sens dans le futur. Les influences japonaises sont aussi très présentes, à travers les personnages bien sûr (les Anciens, des animaux puissants qui renvoient à la mythologie nippone), mais aussi la direction artistique (les costumes, les décors) ou le vocalubaire (les chats aux pouvoirs magiques sont appelés les Nekomanciers, "neko" signifiant "chat" en japonais). Le chat est d'ailleurs une figure mystique très importante au Japon, il n'est pas surprenant de les voir jouer un rôle si important dans le récit.

Malgré une mise en page qui manque encore un peu de fluidité, et un sens du mouvement à développer, ce premier volume de Monstress est une réussite incontestable. En s'appropriant une imagerie orientale sur laquelle elles appliquent le filtre de la narration occidentale, les demoiselles à l'origine du projet développent un macrocosme saisissant. Chaque page tournée dévoile de nouveaux horizons à mesure que les limites de cet univers sont repoussées, chaque chapitre renforce la crédibilité de ces personnages attachants promis à un destin mouvementé. En exploitant son style unique, Sana Takeda offre au lecteur une part de sa sensibilité, de sa vision du monde, soutenu par un scénario touchant qui s'éloigne des poncifs du genre pour mener son récit vers l'inconnu. Si la destination s'avère être décevante, le duo à l'origine du projet aura au moins offert un voyage d'une puissance émotionnelle et d'une ambition démesurées.