Shutter : Tome 1 - Errance


Écrit par Joe Keatinge
Dessiné par Leila Del Duca

Attention, ce texte révèle des éléments essentiels du scénario.


Shutter est un incroyable tour de magie. Comme l'explique l'explosive Kate Kristopher au milieu de ce premier volume, un obturateur (ou "shutter" en anglais) est le dernier accessoire qui permet à la magie de se propager. Qu'il soit un tour de passe-passe ou un tour de force, ce premier tome concocté par un Joe Keatinge libéré de tout bon sens et une Leila Del Duca faisant fi des limites du plausible, est l'un des récits les plus enthousiasmants de ces dernières années, une ode à l'évasion, à l'imagination, et surtout à l'aventure. La couverture ne ment pas : l'équipe artistique nous promet un voyage, comme l'attestent les cartes et le globe présents en arrière plan. Le lecteur est invité à visiter un monde si proche du sien, et pourtant tellement différent. Dès les premières planches, le ton est donné : une jeune Kate Kristopher, pour son septième anniversaire, se voit emmenée sur la lune par un père aimant, une scène qui permet au scénariste de commencer à tisser le caractère bougon du personnage, quand sa seule réaction est exprimée par son envie de rentrer sur Terre. En parallèle, les auteurs développent le contexte familial particulier de Kate et son père, les deux derniers descendants d'une famille d'explorateurs et d'aventuriers, comme l'attestent tous les tableaux et photographies représentant les ancêtres de la famille dans des situations atypiques (ici aux côtés de la dépouille d'un griffon, là sur Pluton). La séquence sur la lune est entrecoupée par une visite du bureau du père de  Kate, Chris, qui présente la relation qu'entretiennent père et fille : lui est fier de son héritage, elle aimerait s'en détacher. Ce qu'elle finit par faire une fois que le récit débute, vingt ans plus tard, dans un New-York plus cosmopolite que jamais.

Démons, robots, créatures anthropomorphes, dieux, tout ça et bien plus encore cohabitent dans un monde qui sans eux serait en tout point comparable à la réalité. L'aventure de Kate commence de la plus banale des façons, elle se fait réveiller dans son appartement, après une nuit bien arrosée, par son compagnon domestique, un chat-réveil qui prend son rôle un peu trop à cœur. Après lui avoir décoché un coup de poing féroce, Kate s'approche difficilement du rideau qui recouvre la baie vitrée du salon et l'ouvre délicatement. Si le personnage est aveuglé par un soleil radieux, le lecteur découvre un panorama magnifique et surréaliste. La grande avenue qui se déroule devant lui est survolée par un aigle géant sur lequel sont attachées des cabines de transport. Un zeppelin fend les cieux, ignorant ce jeune homme qui flirte avec une femme lézard, ou ce petit dragon qui couve ses œufs dans un nid sur le bord d'un immeuble. Le contrat est maintenant accepté par le lecteur, il est temps de plonger corps et âme dans cet univers tout sauf anecdotique.


Il y a un petit air de Saga (Brian K. Vaughan et Fiona Staples) dans Shutter, c'est indéniable. Les deux œuvres partagent quelques techniques de narration, comme les planches de fin de chapitre qui envahissent la feuille entière et assènent une révélation qui redistribue les cartes, ou le fait de mettre la famille au premier plan, sans oublier cette imagination débordante qui envahit sans cesse l'histoire. Pourtant, si la comparaison est au premier abord facile, les deux récits proposent deux expériences différentes. Kate Kristopher est une personne seule qui, lorsqu'elle découvre qu'elle a une famille, se rend compte que celle-ci lui veut du mal. Débute alors une quête à la recherche de la vérité, là où la saga de Vaughan et Staples développe une fuite en avant, mise en parallèle avec l'évolution de la jeune Hazel. La famille de Saga est unie, celle de Shutter explosée.

La créativité est cependant une donnée commune aux deux œuvres. Le court premier chapitre, s'il donne l'impression de précipiter le récit, enchaîne les trouvailles avec une régularité constante. Alors qu'elle se recueille sur la tombe de son père, la jeune Kate est attaquée par des fantômes ninja, puis par un robot rondouillard et moustachu qui domine une sorte de quartier général encastré dans un énorme poulet difforme. Le cerveau de Joe Keatinge ne s'arrêtera pas là, et chaque épisode sera l'occasion pour le lecteur de découvrir des personnages et des idées aussi décalées que surprenantes qui toutes serviront le récit. Leila Del Duca se charge de mettre en images tout ce que produit l'esprit délirant de Keatinge avec une étonnante efficacité. Ainsi, à travers son style qui mélange étrangement un trait touffu et l'impression de voir des esquisses, la dessinatrice offre des cases fournies et chaleureuses. Sa manière de représenter les décors est incroyable, elle parvient à transcender la description d'un simple salon pour parvenir à créer un lieu qui semble vivant. Les couleurs d'Owen Gieni achèvent de confier au récit une palette d'ambiances aussi diverses que le souhaite le scénariste.

Le talent de l'équipe graphique s'adapte d'ailleurs aux circonvolutions empruntées par l'auteur avec une aisance satisfaisante. La narration est non linéaire, le lecteur étant invité à plonger régulièrement dans le passé de Kate, mais aussi à découvrir des actions qui se trament ailleurs, ce qui permet à l'équipe de Shutter d'étoffer la consistance de leur monde. Ainsi, dès le troisième chapitre, le récit se permet une digression qui non seulement dynamise la lecture, mais aussi qui introduit des éléments qui surgiront dans l'intrigue principale un peu plus tard. Ce chapitre s'ouvre en effet sur deux pages décrivant la descente aux enfers d'un personnage jusque là inconnu, une salamandre en plein divorce. Pour se remettre sur pied financièrement, la bestiole accepte un job sinistre : tuer une cible désignée, à savoir Kate. On suit la salamandre jusqu'à ce qu'elle lance une bombe dans l'appartement de la jeune femme, avant de se suicider. Le trait employé pour illustrer cette séquence est enfantin, tout comme la ville où prend place l'action, parcourue de véhicules en formes de fruits et peuplée de mignons petits animaux. Le style visuel contraste alors avec le ton de cette histoire et crée un décalage intéressant en plus d'étendre l'univers. On retrouve différentes approches graphiques différentes suivant les séquences, comme lorsque survient un flashback décrivant la rencontre de Kate et d'Alain, ou quand un filtre sépia se pose sur le conte des origines de Réginald, le majordome squelette. Ces parenthèses narratives sont les bienvenues, elles aèrent la lecture tout en renforçant la cohérence de l'univers, et donc l'attachement aux personnages.


Des personnages qui gravitent autour d'une Kate complexe et humaine. Cette jeune femme hantée par un passé qu'elle ne souhaitait pas voir resurgir n'est pas un personnage lisse ou cliché. Râleuse mais téméraire, il lui arrive d'agir de manière extrême, ce qui promet quelques surprises bien senties, comme la conclusion d'un certain flashback le prouve, mais aussi la scène durant laquelle elle utilise la violence avec une froideur implacable, quand elle massacre la tueuse la gage à ses trousses. Maline, elle l'est aussi, formée par des années d'aventures dangereuses aux côtés de son père. C'est une héroïne active qui, si elle subit les événements en début de récit, finit par mener la barque et prendre les décisions qu'il faut, quand il le faut. Ses imperfections la rendent humaine. A ses côtés, son fidèle chat-réveil, d'une dévotion sans mesure, au design fantastique dans sa simplicité et son efficacité, ainsi qu'Alain, sa colocataire et meilleure amie, touchante à travers sa gentillesse. Bientôt, le petit groupe est rejoint par le jeune Chris, aussi perdu que peut l'être Kate ou le lecteur lui-même, tandis que débarquent toute une ribambelle d'antagonistes marquants et sans pitié. Là aussi, l'inventivité est de mise, entre les dragons-squelettes qui sortent des corps humains en les explosant, ou les renards à dos de tricératops, le lecteur n'a aucune chance de s'ennuyer.

Un humour parcimonieux mais savoureux vient compléter le tableau, notamment via les piques assassines et le sale caractère de Kate, mais aussi à travers d'autres moyens originaux. Par exemple, Keatinge détourne la censure en dissimulant les pires insultes derrière des messages d'avertissements, ce qui crée un comique de répétition original. Parfois, des personnages sont entièrement dédiés à apporter une touche d'humour, comme le trio de souris, ou bien lorsque se manifeste, plus rarement, un comique de situation. Le ton du récit est plutôt enjoué, malgré des séquences pesantes (ce qui traite de la famille de Kate) et quelques élans de violence qui du coup se démarquent du reste de l'histoire. L'univers de Shutter, s'il est incroyablement étoffé, ne prend cependant jamais le pas sur le thème principal de l'histoire, la famille. Les grandes révélations qui viennent clore les différents chapitres sont pour la majorité articulées autour de la mystérieuse famille de Kate, qui découvre des secrets qu'elle (et le lecteur avec) n'aurait jamais osé imaginer. De plus, l'auteur s'amuse à brouiller les cartes en ce qui concerne les protagonistes, le suspense est bien géré et les interrogations poussent sans cesse la lecture en avant. Jusqu'à cette fatidique double-page finale et impressionnante qui voit un dragon asiatique au crâne squelettique déchirer le voile de la réalité pour attaquer Kate et Chris.


Shutter est davantage qu'un récit d'aventure. En englobant plusieurs histoires en une seule, Keatinge et Del Duca parviennent à faire vivre ce monde de papier le temps d'une lecture qui passe trop vite. Le nombre de pages dédiées à chaque chapitre ne permet pas toujours au scénariste de prendre son temps, il en résulte une impression de vitesse malgré la présence de plusieurs scènes calmes et atmosphériques nécessaires. Et bizarrement, à l'opposé, l'histoire semble prendre son temps pour avancer dans les grandes lignes. Ce premier tome propose une expérience immersive, c'est une fenêtre ouverte sur un monde où le champ des possibles n'est bridé que par les limites de l'imagination, où se débattent des personnages attachants et atypiques. Un seul bémol, l'édition française ne prend pas la peine d'éditer les petites images qui viennent conclure chaque numéro américain, et qui une fois de plus permettent de développer cet univers, comme la photographie qui montre Ekland rencontrer son tricératops, tout juste sorti de son œuf.

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