Cloud Atlas


Réalisé par Andy Wachowski, Lana Wachowski et Tom Tykwer (2012)

Cet article contient des spoilers.

Cloud Atlas (ou La Cartographie des Nuages en français) est un roman, écrit par David Mitchell, publié en 2004, et plus grand succès de son auteur. Livre choral abolissant les frontières spatiales et temporelles, le roman dépeint six histoires, et davantage de thèmes ou personnages. Les Wachowski, déjà responsables de la saga Matrix et de Speed Racer, n'ont pas attendu bien longtemps avant d'en acquérir les droits, afin de porter sur grand écran cette fresque démesurée. Très vite, les réalisateurs engagent Tom Tykwer, à qui l'on doit l'adaptation cinématographique du roman Le Parfum, pour les accompagner sur ce projet. En toute logique, le roman original étant constitué de six histoires, Tykwer et les Wachowski se chargent chacun de la réalisation de trois segments. Le résultat adopte des airs de symphonie, avec ses ponts, ses élans et ses refrains, tandis que le métrage abandonne la construction narrative du livre. Dans celui-ci, l'histoire était présentée de manière pyramidale (le roman débute par une histoire, les alterne jusqu'à la dernière, puis revient progressivement sur la première). Pour ce qui est du film, les séquences s'enchaînent sans ordre apparent même si, évidemment, tout est calibré de manière juste et discrète. Ces six histoires permettent d'aborder des genres éloignés les uns des autres. Dans l'ordre chronologique, nous avons donc:

1850: nous suivons la traversée d'Adam Ewing, un jeune avocat voguant des îles Chatham vers San Francisco. Alors que le voyage est relativement calme, Adam est bientôt victime d'un parasite qui le prive de ses forces. Mais ce n'est pas le seul événement qui va venir perturber son périple.
1931: à Zedelghem, près de Bruges, Robert Frobisher est une jeune musicien ambitieux. Alors qu'il travaille pour un célèbre compositeur vivant isolé, Robert développe sa propre symphonie et entretient une correspondance épistolaire avec Rufus Sixsmith, son amant.
1975: Buenas Yerbas, en Californie. Luisa Rey, journaliste, enquête malgré elle sur l'implantation non loin de la ville d'une centrale nucléaire, construite dans le but d'abandonner l'énergie fossile. L'existence d'un mystérieux rapport qui semble échapper inlassablement à la journaliste va déclencher une série d'événements lugubres qui auront pour épicentre Luisa.
2012: Timothy Cavendish, éditeur littéraire, est bientôt poursuivi par les frères de son gangster de client, après que celui-ci soit condamné à une peine de prison. Cet événement est le départ d'une course poursuite dont l'aboutissement se présente sous la forme d'une maison de retraite très spéciale.
2144: à Neo Seoul, en Corée, la société de consommation s'est développée de manière démesurée et exponentielle. Sonmi-451 est un clone génétiquement modifié qui va découvrir malgré elle des fragments du passé. Serveuse dans un restaurant, Sonmi va s'affranchir de sa condition et découvrir le reste d'une société consumériste, ainsi que de terribles secrets.
2321: suite à la Chute, la Nature a repris ses droits sur l'humanité. Certaines traces de technologie existent encore ici et là, mais les hommes des colonies vivent comme des sauvages. Zach'ry est le membre d'une tribu harcelée par une bande de cannibales, mais sa rencontre avec une nouvelle caste d'êtres humains évolués va le conduire dans un périple propice à lui révéler une vérité qu'il n'est pas prêt à entendre.


Difficile, au premier abord, de déceler les liens qui unissent ces épopées. De plus, les différentes tonalités qui imprègnent les histoires ne sont pas favorables à l'identification d'une thématique globale. En effet, au début du métrage, alors que ces six segments sont tour à tour mis en avant, l'impression de regarder six films différents se fait vivace. Cloud Atlas aboli les barrières de genre et alterne les tons. Film d'aventure, comédie absurde, science-fiction, récit post-apocalyptique, film d'espionnage, autant de directions différentes empruntées régulièrement par le métrage. La narration demande alors un investissement personnel de la part du spectateur, du moins s'il veut saisir la totalité du propos du film, et toutes les connexions qu'il distille. Car tel est le propos du film: tout est lié. Cloud Atlas n'a aucunement la prétention de développer de nouvelles pensées philosophiques ou d'éclairer nos esprits. Le propos du film est d'une évidence rare. J'oserais presque affirmer que Cloud Atlas est le film le plus évident que je n'ai jamais visionné. Le métrage s'emploie à démontrer, pendant presque trois heures, que tout ce qui nous entoure fait partie d'un grand tout, et que chacune de nos actions, qu'elles soient grandes ou petites, bonnes ou mauvaises, participent à la construction d'un avenir qui concerne chaque âme de cet univers. Les âmes sont d'ailleurs les personnages principaux du film, plus encore que chaque personnage. Le métrage s'emploie à représenter l'évolution de ces âmes qui traversent le temps et l'espace, des âmes qui, selon leurs parcours, apprennent de leurs erreurs. Ainsi, pour parler de ce grand tout, de cette cohérence universelle, Cloud Atlas développe deux thématiques liées: la récurrence universelle et la réincarnation.


Pour bien saisir la notion de récurrence universelle, il faut déjà s'intéresser au concept d'éternel retour. Ce très vieux concept, d'origine mésopotamienne, définit la nature cyclique de l'histoire du monde. Le concept originel a été repris ensuite par le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, mais son interprétation s'éloigne du sens premier de l'éternel retour. Ainsi, pour les mésopotamiens, il existe un schéma qui se répète de manière cyclique, pour l'éternité. Un schéma que la trajectoire du monde s'entête à suivre inlassablement, de manière à ce que les grands événements universels se répètent pour l'éternité. L'exemple le plus flagrant dans Cloud Atlas se trouve dans les première et avant dernière histoires. Le premier segment tisse le parcours d'Adam Ewing, en 1850, un jeune avocat qui va se battre pour mettre fin à l'esclavagisme. Des centaines d'années plus tard, en 2144, le second segment aborde à nouveau la thématique de l'esclavagisme, peut-être sous une autre forme, mais esclavagisme tout de même. La récurrence universelle développée dans Cloud Atlas reprend les bases de la pensée mésopotamienne, mais y ajoute une notion plus abstraite, mettant en avant le changement. Les personnages de Cloud Atlas évoluent et font évoluer le monde, de manière bénéfique ou maléfique. Une trame cyclique existe bien en arrière plan, mais des éléments perturbateurs comme la peur ou l'amour viennent altérer un schéma qui n'est donc pas immuable. Malgré la nature cyclique des événements et existences, le changement est une valeur importante mise en avant dans le film.


Vient ensuite le concept de réincarnation, ou de métempsychose. Ce terme barbare désigne la migration des âmes, le transvasement d'une âme dans un autre corps. C'est une croyance selon laquelle une même âme peut animer plusieurs corps, humains, animaux ou végétaux. Dans Cloud Atlas, l'ensemble des transmigrations se limite à l'humain. Bien évidemment, la notion de métempsychose se retrouve dans plusieurs religions, l'hindouisme en tête, mais le film ne fait l'apologie d'aucune religion en particulier. Il se contente de mettre en scène le concept de réincarnation, via une méthode habile de distribution des rôles des acteurs. Chaque acteur, dans Cloud Atlas, joue plusieurs personnages. Un personnage par période temporelle. Il est ainsi plus facile, pour le spectateur, d'identifier la même âme au cours de son évolution. A chaque époque, les acteurs reviennent, maquillés et / ou affublés de prothèses, de manière à ce que leur apparence physique soit totalement différente d'un segment à l'autre. Ce choix artistique possède ses avantages et ses inconvénients. En agissant ainsi, les réalisateurs permettent la représentation d'une globalité, en montrant que tout est lié, au-delà des frontières spatiales et temporelles. Tom Hanks peut être un écrivain gangster en 2012, puis le membre crédule d'une tribu indigène dans un avenir dévasté. Les metteurs en scène poussent le concept à son paroxysme, en abolissant les barrières de sexe ou de race. Ainsi, Cloud Atlas revêt une ampleur universelle, démontrant qu'une âme peut à la fois être femme et homme, caucasienne, africaine ou asiatique. Le résultat, à l'écran, est parfois confondant, parfois étrange. Si certains maquillages peuvent être absolument fantastiques et rendre leurs personnages méconnaissables (comme le médecin chirurgien coréen, joué par Halle Berry), d'autres prêtent à sourire (Hugo Weaving, en infirmière pas vraiment commode). Ainsi, l'inconvénient de cette démarche artistique, est que la recherche des acteurs maquillés peut devenir une sorte de plaisir ludique, et sortir le spectateur de l'univers du film. Et Dieu sait qu'il est rapidement possible de rater un élément essentiel dans Cloud Atlas.

Tout, dans le film, est lié. Chaque thématique, chaque lieu ou objet, chaque personnage, ne trouve d'importance que vis-à-vis des autres éléments. Ainsi, techniquement, chaque scène reste elle aussi liée aux autres. Pour montrer cette connexion à l'écran, ce lien est représenté par les transitions entre deux séquences, des transitions mises en valeur par un montage confondant. Ces transitions peuvent être thématiques (un personnage parle d'une porte dans une époque donnée, puis l'écran montre justement une porte, lors d'une autre époque), visuelles (un décor, un objet) voire sonores (la musique ou les dialogues). Ces transitions constituent une manière intelligente de rappeler, à chaque instant, que malgré les différences entre toutes ces histoires, celles-ci n'en restent pas moins inexorablement dépendantes les unes des autres. De la même manière, pour achever de démontrer la nature cyclique des événements telles que représentée par le film, les plans d'ouverture et de clôture sont identiques. Il s'agit d'un ciel nocturne étoilé, ou plutôt, tout simplement, de l'univers tout entier. Au début de Cloud Atlas, la caméra descend du ciel pour se poser sur le personnage de Tom Hanks, qui s'apprête à raconter une histoire, tandis que la fin du métrage glisse du personnage (cette fois accompagné par Halle Berry), jusque vers les cieux. Ces deux plans célestes sont identiques, la boucle est bouclée.




Cette scène finale a ceci de spécial qu'elle ne se déroule pas sur Terre, mais sur une colonie terrienne dans l'espace. Cette particularité, que le spectateur découvre en toute fin de métrage, précise ainsi que la récurrence éternelle n'a aucune limite géographique. C'est  un ordre universel, qui va bien au-delà des limites imposées par notre planète. La scène sert aussi de conclusion au périple accompli par l'âme du personnage incarné par Tom Hanks. Chaque protagoniste suit ainsi un parcours qui lui est propre, il convient donc au spectateur de remettre les pièces du puzzle dans l'ordre afin de saisir les tenants et aboutissants de ces évolutions. S'il n'y a pas de personnage principal dans Cloud Atlas, il est facile de distinguer cinq âmes aux évolutions majeures: celles de Tom Hanks et Halle Berry, celles de Jim Strugess et Doona Bae, puis celle de Hugo Weaving. Pour bien comprendre le parcours de chacune de ses âmes, il convient d'énumérer progressivement les actions qu'elles entreprennent, avant de dégager une vision d'ensemble.

Tom Hanks incarne d'abord un personnage mauvais et cupide, qui va peu à peu devenir bon, et serein, au fur et à mesure de ses réincarnations. En 1850, Tom Hanks est le Docteur Henry Goose, un médecin qui se fait passer pour l'ami du jeune avocat Adam Ewing. Ce dernier étant tombé malade, Goose s'échine à lui administrer quotidiennement un remède sous forme de potion. Vers la fin du métrage, le spectateur découvre que le Docteur Goose n'est qu'un scélérat, dont le supposé remède n'est en fait qu'un poison destiné à tuer le jeune Adam. Une fois mort, Goose pourrait s'emparer de la clé que le jeune homme de loi porte en collier autour du cou, clé qui ouvre un coffre rempli de pièces d'or. A ce stade de son évolution, l'âme de Tom Hanks est cupide, mauvaise. Dans la destinée suivante, en 1931, cette âme s'incarne sous les traits du manager de l'hôtel où séjourne Robert Frobisher, un compositeur recherché par la police. En découvrant que le jeune homme est recherché, le manager lui fait du chantage, et récupère un gilet de grande valeur. Une fois de plus, la cupidité semble diriger cette âme. En 1975, elle prend les traits d'Isaac Sachs, scientifique d'une centrale nucléaire qu'il sait déficiente et prête à exploser. Cependant, sa rencontre avec l'âme jouée par Halle Berry va commencer à l'éveiller. Sachs décide alors de divulguer un rapport précisant les malfaçons de la centrale, malgré sa peur. Cet acte lui coûtera la vie, mais il aura brièvement abandonné ses propres intérêts pour le bien de tous. Son âme commence à évoluer. En 2012, cette même âme prend vie en Dermot Hoggins, écrivain mafieux dont l'autobiographie ne se vend pas. La cause, un critique assassin qui n'a pas hésité à conspuer le livre. Pour faire parler de lui, et relancer les ventes, Dermot n'hésite pas à tuer le fameux critique en le jetant du toit d'un immeuble. Une fois de plus, l'âme jouée par Tom Hanks n'hésite pas à tuer, par profit. En 2144, on aperçoit rapidement Tom Hanks jouer dans un film. Enfin, en 2321, Zach'ry est un indigène qui, par peur, va laisser mourir des membres de sa famille. Cependant, sa nouvelle rencontre avec l'âme jouée par Halle Berry (le personnage Meronym) va faire de lui un homme bon, courageux et serein. Le concept d'âme soeur est très intelligemment représenté dans Cloud Atlas. L'âme de Tom Hanks n'est bonne que lorsque celle d'Halle Berry est près de lui. On peut d'ailleurs remarquer que les deux âmes se croisent sans prendre le temps de se connaître à deux reprises dans le film, tout d'abord en 1850 (lui en tant que Docteur Goose, elle en esclave), puis en 2012 (ils sont tous les deux présents à la soirée lors de laquelle Dermot va tuer le critique). Leur rencontre en 1975, lors de l'histoire concernant la centrale nucléaire, les apaise incroyablement. Ce court instant va complètement bouleverser la manière de penser de Sachs, celui-ci n'hésitant pas une seconde à trahir ses patrons et à abandonner son poste (et donc son profit), dans le but de sauver des innocents. Le cycle de sa vie se reproduit inlassablement, jusqu'à ce qu'il prenne une voie qui puisse lui permettre d'atteindre la sérénité.


D'ailleurs, en parlant de cycle, il y a un objet lié à Tom Hanks, à la fois présent en 1850 et 2321: les boutons du chemiser d'Adam Ewing. En 1850, le Docteur Goose, alors qu'il empoisonne peu à peu Monsieur Ewing, découpe discrètement les boutons du chemiser de ce dernier, de somptueux boutons semblables à des bijoux. En 2321, le hasard fait que Zach'ry trouve l'un de ces boutons. Il s'en fait alors un collier, collier qui servira à l'un de ses ennemis pour l'étranger. Près de 500 ans après avoir volé ses boutons, ceux-ci causeront presque sa perte. De la même manière, en 1850, le Docteur Goose veut récupérer le collier de Monsieur Ewing, alors que c'est un collier qui l'enchaîne et risque de le tuer en 2321. Comme si l'univers n'oubliait jamais. Ainsi, l'âme de Tom Hanks est une âme qui évolue de manière positive, supportée par la présence de celle d'Halle Berry.

Les âmes interprétées par Jim Strugess et Doona Bae sont elles aussi intimement liées. Dans le premier acte, en 1850, Adam Ewing et sa femme, Tilda, vont se battre pour abolir l'esclavagisme. On les retrouve à Neo-Séoul, en 2144, dans la peau de Hae-Joo et Sonmi-451. Enfin, en 1975, dernière histoire dans laquelle tous les deux sont présents, le spectateur apprend qu'ils sont les parents de Megan, un personnage secondaire. Là aussi, le couple se retrouve, peu importent l'époque et l'endroit. Ces âmes-soeurs poursuivent un but cohérent, la lutte contre l'oppression, sous toutes ses formes. De la traite des hommes en 1850 jusqu'au combat mené contre le clonage en 2144, ils se retrouvent éternellement, une fois encore de manière cyclique, pour accomplir quelque chose de plus grand qu'eux-mêmes. A l'opposé de ses deux couples importants, on retrouve Hugo Weaving qui incarne le Mal, sous toutes ses formes. L'âme qu'il incarne va connaître la chute, sans aucune rédemption. En 1850, Haskell Moore est le père de Tilda, c'est un homme effrayant qui rabaisse sa fille et qui fait l'apologie de l'esclavagisme. Lorsque sa fille se rebelle contre lui, il prononce un discours mettant en avant l'ordre naturel du monde, et le fait qu'il ne faut pas l'altérer. Même si cette scène intervient en fin de métrage, le spectateur constate que dès 1850, l'âme incarnée par Hugo Weaving s'érige en figure de la non-évolution. En 1931, Tadeusz Kesselring est un chef-d'orchestre nazi. Durant l'année 1975, cette même âme s'incarne en Bill Smoke, un tueur à gages travaillant pour les lobbyistes de l'huile. Les mêmes individus qui veulent faire exploser la centrale nucléaire, dans le but de faire perdurer l'énergie fossile. Une fois encore, on voit ici une figure de la non-évolution. En 2012, on retrouve la terrible nurse Noakes, tandis qu'en 2144, l'âme s'incarne dans le corps de l'homme qui condamne Sonmi-451 à mort. Sonmi étant la preuve vivante du trafic de clones qui se développe à l'abri du regard du peuple, là aussi on retrouve une notion de stagnation. Enfin, en 2321, cette âme s'est totalement désincarnée, elle est devenue un concept qui peut hanter l'esprit des gens. D'ailleurs, le peuple de la Vallée l'appelle tout simplement le Diable. Le parcours de cette âme n'est que régression, jusqu'à devenir une notion abstraite capable d'altérer le coeur et l'esprit des gens. En ce sens, le personnage joué par Hugo Weaving représente l'exact opposé des âmes de Tom Hanks ou Bae Doona.


Cependant, le film ajoute une touche poétique via la présence d'une marque de naissance, présente sur plusieurs personnages. Cette marque possède la forme d'une étoile filante (ou d'une comète, comme le mentionne Luisa Rey), et apparaît successivement sur les six personnages principaux. Cette tâche de naissance marque les destinées importantes, celles qui vont faire avancer les choses. C'est un symbole de l'univers, qui change perpétuellement, qui avance inexorablement. D'ailleurs, les réalisateurs vont utiliser cette étoile filante pour détourner intelligemment l'un des clichés les plus éculés du cinéma. Vous avez tous vu un film ou un dessin-animé qui présente une scène idyllique durant laquelle les personnages sont heureux, sous un ciel étoilé, tandis qu'une étoile traverse le voile nocturne avant de disparaître dans un ultime éclat ? Cloud Atlas s'achève de la même manière. Cependant, dans ce film, l'étoile filante transcende son statut de cliché du cinéma, car elle apporte une réelle signification au récit: l'histoire continue, se répète. L'étoile filante se fait témoin de ces cycles imperturbables qui jalonnent l'existence toute entière. Ainsi, ce n'est pas un hasard si le dernier segment du film se passe dans un monde ravagé, au sein duquel l'Homme est redevenu un sauvage. Ce statut renvoie à la période préhistorique, une période sans science, rongée par les superstitions. L'Histoire se répète, tout est connecté. Il est intéressant de noter que la marque de Sonmi-451 se trouve sous son collier en métal, et qu'elle n'apparaît donc qu'au moment ou celui-ci est retiré, symbole de sa libération.

Toutes ces connexions se permettent d'éclater la linéarité temporelle, grâce au montage du film bien sûr, qui passe d'une époque à l'autre très rapidement, mais aussi à travers la narration. Ainsi, si des éléments du passé peuvent influencer le futur, il se peut que le futur envahisse le passé. Nous prendrons pour exemple le cauchemar qui hante le compositeur Vyvyan Ayrs, dans lequel il aperçoit un café souterrain, peuplé par des serveuses aux visages identiques. Ce songe fait référence au Papa Song, une brasserie dépeinte en 2144, et envahie de clones. Une autre référence à l'année 2144 hante les rues de Buenas Yerbas, en 1975. Sur l'un des murs de la ville, une illustration représente ces fameux clones. Passé, présent et futurs sont liés de la plus intime des façons.


Un autre thème mis en avant dans le film est la transmission du passé, l'héritage. Par exemple, le périple de Timothy Cavendish donnera lieu à un long-métrage sur l'exil et la solitude. Si l'histoire originale fait plutôt montre d'un humour absurde et possède des airs de virée cocasse (la fuite d'une bande de vieillards qui décide de s'échapper d'un hospice), le film qui en résulte possède un ton plus solennel. 150 ans plus tard, Sonmi-451 et son "amie" Yoona-939 découvrent des bribes de ce métrage, quelques secondes qui passent en boucle et qui vont aiguiller les clones sur leurs voies. De la même manière, le discours que tiendra Sonmi avant sa capture par l'état sera plus tard retrouvé par les tribus de la Vallée. Sonmi sera considérée comme une déesse. On peut voir l'importance du legs que nous laissons à nos descendants, et l'importance du contrôle de l'Histoire. On dit que ce sont les vainqueurs des guerres qui écrivent l'Histoire, c'est un peu vrai dans Cloud Atlas. Les personnages se construisent et sont influencés par des fragments du passé. Robert Frobisher découvre le journal de bord écrit par Adaw Ewing, un journal incomplet (dû au fait que l'avocat soit tombé malade, empoisonné par Goose). C'est ce journal à moitié achevé qui va caler de manière parfaite le piano sur lequel le compositeur va mettre au point son oeuvre. De son côté, Luisa Rey découvre la correspondance épistolaire qu'entretenaient les deux amants en 1931, des courriers qui débordent d'une passion immortelle, et qui vont, en un sens, influencer la journaliste. Les réalisateurs proposent des liens entre chaque segment, des petits détails propres à construire ce grand tout déjà mentionné plus haut. Le film (et le roman) se base vraiment sur la transmission, voire la communication. Aussi, il est intéressant de relever le fait que, bien qu'ils s'aiment et passent du temps ensemble, jamais Robert Frobisher et son amant Sixsmith ne discuteront pendant le métrage. Nous verrons seulement Sixsmith suivre une conversation épistolaire avec son amant. Ou lorsque la communication transcende les sens.

Les Wachowski se sont occupés, entre autres, des deux segments liés au futur, en 2144 et 2321. Toute la partie se déroulant à Neo-Séoul est ainsi l'occasion pour les auteurs de Matrix de développer un univers de science-fiction cohérent. A cette période, la consommation s'est développée à un point inimaginable, les marques ont pris le pouvoir. Par exemple, on appelle les ordinateurs des Sony. C'est une société beaucoup basée sur les apparences, malgré la décadence qui y règne. Cette notion se retrouve dans la direction artistique. Ainsi, par exemple, les intérieurs des bâtiments sont, à la base, décrépis, ternes et maussades. Grâce à la technologie, les humains peuvent faire glisser des textures sur les parois de ces intérieurs. Ces textures sont absolument magnifiques, en plus d'être animées, et permettent d'oublier la véritable apparence du lieu. Au restaurant Papa Song, le sol imite une surface aquatique, sous laquelle nagent des poissons. A chaque pas posé par les usagers, une onde se crée autour du point d'impact et se répand. Un autre exemple, les murs d'un intérieur peuvent représenter des cerisiers en ombres chinoises, dont les pétales animés tombent et glissent de mur en mur. Le résultat visuel est superbe, en plus d'être cohérent avec la thématique développée. Toujours dans cet univers de science-fiction, il est cocasse de remarquer que le motif de l'étoile, lié aux marques de naissance qui se posent sur les protagonistes, est à nouveau utilisé pour comptabiliser les années de vie des clones. Les clones portent un collier de métal, sur lequel est apposé une étoile à chaque année qui passe. Dans ce cas précis, les étoiles sont synonymes de mort, mais aussi de vie, dans le sens où la chair des clones morts sert à nourrir les vivants. Le nombre d'éléments liés dans Cloud Atlas est tout bonnement incroyable. Toujours en rapport avec la science-fiction, le film ne se gêne pas pour citer de grands classiques de ce genre. Durant le segment consacré à la fuite de Cavendish, lorsque celui-ci s'enfuit de la maison de retraite, il se moque de ses congénères en les traitant de Soleil Vert (Soylent Green en anglais). Soleil Vert est l'adaptation cinématographique du roman Make Room! Make Room! de Harry Harrison et édité en 1966, qui parle d'un avenir dans lequel les gens consomment de la nourriture synthétique. Le twist de ce récit est semblable à celui qui clôture l'histoire de Sonmi-451. D'ailleurs, le nom de Sonmi-451 rappelle un autre roman de science-fiction, Fahrenheit 451, de Ray Bradbury (1953), un roman qui décrit une société basée sur la sur-consommation et l'individualisme, des thèmes semblables au segment futuriste de Cloud Atlas. Enfin, on ne peut décemment pas occulter la ressemblance frappante qui existe entre Hae-Joo Chang et le héros de la grande saga des Wachowski, Neo, dans Matrix. Un petit clin d'oeil pour appuyer le fait que tout est lié ?


Au sujet de ce titre, d'ailleurs, Cloud Atlas, celui-ci fait référence à la symphonie composée par Robert Frobisher, le Cloud Atlas Sextet. Il semble que les personnages du film éprouvent une certaine émotion, qu'ils n'arrivent pas à décrire, et qui leur fait prendre conscience de ce lien qui traverse les époques et les gens. Une sensation qui explique les connexions entre le futur et le passé (Vyvyan Ayrs qui rêve du Papa Song, etc...). Voilà une manière d'amener sur le tapis le thème du Destin, un thème en contrepartie balancé par le fait que les personnages construisent l'avenir par leurs actes et leurs paroles. Cloud Atlas propose ainsi, concrètement, un univers mêlant destinée et libre-arbitre. Pour en revenir au Cloud Atlas Sextet, il s'agit d'une symphonie que l'on retrouve à différentes périodes du métrage. Cette symphonie, qui inspire et touche les hommes (ou plutôt les âmes), se retrouve à différents niveaux du film (sous une version jazzy, jouée par un artiste des rues en 2144, voire chantée par les clones lors de leur Exultation). La musique rappelle la structure du film, ses transitions, son rythme. Tom Tykwer, accompagné par Johnny Klimek et Reinhold Heil, signe une bande son toute en nuances. Les thèmes principaux sont élégants et mélancoliques, et possèdent une portée épique, sans jamais être guerriers. Certains compositions plus nerveuses, supportées par des cordes endiablées, viennent rythmer les scènes d'action et supporter une mise en scène efficace. L'ajout de choeurs apporte une dimension mystique en accord avec la thématique du film, tandis que le piano reste définitivement l'instrument clé du métrage.

Cloud Atlas est un film exigeant, de par sa narration explosée ainsi que ses nombreuses thématiques, brassées par des indices fragmentaires. Jouissant d'une réalisation maîtrisée, axée sur un montage novateur et intelligent, et ponctué par quelques fulgurances comme la partie située en 2144 ou la scène de l'accident de voiture, fantastique, le récit s'amuse à déplier une fresque décomposée passionnante à reconstituer. Porté par des acteurs investis, le film ne s'engonce pas dans d'éventuels propos philosophiques déplacés, il s'évertue plutôt à peindre une cartographie aux bordures infinies. Puissant, poétique, parfois cru ou cocasse, Cloud Atlas s'érige sans peine comme une splendide incarnation du cinéma, dans tout ce qu'il a de plus merveilleux.

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