Devilman


Écrit et dessiné par Gō Nagai

Pour un public averti.

Cet article contient des spoilers

Gō Nagai, de son vrai nom Kiyoshi Nagai, est principalement connu en France grâce à la diffusion de dessins animés adaptés de ses œuvres, Goldorak en tête. Pourtant, réduire le travail du mangaka à cette série en particulier serait immensément réducteur, tant la production de l'artiste est riche, autant thématiquement qu'en terme de quantité. Passionné de science-fiction et d'Histoire, l'auteur développe des univers très variés, mais pourtant animés d'une passion commune. Alternant les fresques robotiques, comme Mazinger, et les séries à vocation historique, telle que Le Monde des Samouraïs, Nagai tisse une œuvre colossale, ponctuée d'expérimentations ponctuelles, comme le prouve sa période érotique et des travaux comme Kekko Kamen. Parmi toutes ces périodes, l'auteur développe une obsession pour la sociologie et le mysticisme, une voie qu'il explorera pleinement à travers divers récits, tels que son adaptation de La Divine Comédie, de Dante, ou ce qui sera le sujet de cet article, Devilman.

Les éditions françaises Black Box permettent au public français de découvrir cette oeuvre phare du mangaka, à travers cinq tomes basés sur l'édition japonaise, une édition remaniée par Nagai lui-même. L'auteur aime, suivant les éditions, retoucher son travail, qu'il s'agisse d'une nouvelle composition des chapitres ou de retouches visuelles au sein même des planches. Cette obsession survient peut-être du fait que Devilman constitue l'un des premiers travaux de Gō Nagai, dont la publication initiale date de 1972. Mais c'est quelques années plus tôt, en 1968, que l'idée du scénario germe dans l'esprit de l'auteur. En 1968, le Japon traverse une période particulière, comme le reste du monde : la révolution des mœurs est en marche. C'est à cette époque que naît le Weekly Shonen Jump, un magazine hebdomadaire de prépublication de mangas désormais incontournable et mondialement reconnu. Le premier gros succès du magazine, ce dernier le devra à Gō Nagai et son manga Harenchi Gakuen, un récit qui fera date étant donné qu'il est parfois considéré comme le premier manga érotique (la traduction du titre donnerait quelque chose comme "le lycée dévergondé"). Pourtant, malgré la présence de quelques personnages parfois dénudés, le manga est avant tout une oeuvre comique. Outre la représentation de la nudité, c'est la présence d'un personnage de femme forte qui bouleverse complètement le paysage manga de l'époque, un élément qui sera fortement critiqué. Ainsi, et ce malgré le succès public, les plaintes ne cessent d'affluer (de la part de comités de censure, de représentants du système scolaire, voire de parents), et Nagai en cauchemarde quasi quotidiennement. C'est cette expérience qui donna envie de l'auteur de dénoncer l'intolérance, et ce à travers un dessin animé destiné aux adultes, et influencé par un genre en vogue à l'époque, le tokusatsu (contraction de "tokushu satsuei", qui signifie "effets spéciaux"), c'est-à-dire une série télévisée riche en effets spéciaux. Finalement, le projet deviendra un manga papier : c'est ainsi que naît Devilman.

Découvrir Devilman de nos jours, alors qu'une grande partie de la production japonaise est déjà accessible et assimilée de la part du public occidental, ne dégrade en rien la puissance de l'oeuvre. Dans les interviews que donnera ensuite Gō Nagai, ce dernier confiera qu'écrire Devilman était éreintant, ce travail l'a absorbé et isolé pendant une longue période. Il décrira ces séances d'écriture comme proches d'un état de transe. Un état d'esprit qui se retrouve gravé dans les planches qu'il livrera, tant la lecture du manga reste encore éprouvante et intense, une intensité aussi présente dans les dessins, très expressifs, au sein desquels les personnages adoptent une riche palette d'émotions. Les personnages, justement, sont au centre de cette histoire construite comme une spirale macabre et terrifiante. Le personnage principal se nomme Akira Fudo, un jeune homme bon par nature, mais extrêmement timide, voire peureux, il dénigre la violence, sous toutes ses formes. L'histoire principale débute alors qu'Akira reçoit une invitation de la part de Ryo Asuka, son meilleur ami, qui le convie à le rejoindre au sein de son manoir familial. Ryo traverse une période dramatique, car son père, un éminent archéologue, a progressivement sombré dans la folie, avant de s'immoler par le feu. La raison supposée de cette folie repose sur la découverte d'une étrange relique, un masque plus ancien que la race humaine elle-même. Ce masque possède un pouvoir unique, quiconque le porte et regarde à travers reçoit la vision d'un monde régi par les démons, le monde tel qu'il était avant que les hommes ne prennent possession de la Terre. Après avoir assisté à cette terrible vision, Ryo annonce à son ami Akira que les démons s'apprêtent à revenir réclamer leur planète, il explique aussi que les démons possèdent une capacité spéciale leur permettant de fusionner avec n'importe quel organisme vivant. C'est alors que les deux jeunes hommes sont attaqués par une horrible créature, suite à quoi ils parviennent à s'enfuir. Ryo attire Akira dans les sous-sols du manoir et décide de lui confier son plan pour lutter contre le retour des démons. Après quelques péripéties, Akira fusionne avec un démon et devient le bien-nommé Devilman.


Ces événements s'étalent pratiquement sur l'intégralité du premier tome de la saga (qui en compte cinq), le rythme au début de l'histoire est plutôt lent, mais loin d'être dépourvu d'intérêt, car centré sur la description des deux personnages principaux et des protagonistes secondaires qui graviteront autour d'Akira. La narration va toutefois s'emballer au fur et à mesure des tomes, pour rejoindre un rythme frénétique durant les dernières pages du manga. Dès cette introduction, les bases sont posées. Le monde tel qu'il est, rationnel et dépourvu de fantastique, va peu à peu s'effriter et se retrouver bouleversé par l'irruption de l'horreur, du grotesque et du macabre, pour que peu à peu l'histoire atteigne des proportions insoupçonnées. La psychologie des personnages est aussi mise en avant, tout comme le reste du manga illustrera une étude sociale pertinente. Le récit n'est pas manichéen, tout comme le personnage principal, continuellement en conflit avec lui même, symbole de l'humanité toute entière. Gō Nagai s'appuie ici clairement sur la plupart des religions, et quelques études psychologiques, pour démontrer que chaque individu possède à la fois un côté lumineux, mais aussi un autre plus sombre. Ainsi, Devilman peut être une représentation d'une théorie de Carl Gustav Jung, un psychiatre suisse, qui présente comme une "ombre" la partie de la psyché qu'un individu ne connaît pas lui-même. Akira découvre en effet cette partie de lui, et parvient à l'assimiler pour s'en servir dans la lutte contre les démons. Une lutte qui va progressivement s'étendre sur l'ensemble du globe, le récit développant alors rien de moins qu'une terrible guerre à l'échelle internationale.

Cette guerre, les démons la mènent à l'aide de plusieurs armes. Leur don de fusion tout d'abord, qui donne naissance à des créatures totalement improbables, parfois dérangeantes. Le design malsain de ces monstres se révèle parfois suggestif, associant l'horreur à la nudité : des bouches couvertes de crocs habillent les poitrines des démons femelles, tandis que des visages difformes se contorsionnent parfois à la place de leurs entre-jambes. Excroissances et autres appendices finissent de recouvrir les corps grotesques de la multitude de démons qui recouvrent les pages du manga. L'autre talent de ces créatures reste leur incroyable force, et la capacité qu'ils ont de massacrer le genre humain avec une facilité déconcertante. De leur côté, les hommes jouissent donc de leur maîtrise de la science pour se défendre. Un atout qui va rapidement se retourner contre eux, tandis que les démons remplacent peu à peu les personnes les plus influentes du monde, et ont ainsi accès à la puissance nucléaire. De plus, les démons tendent à agir comme une masse, tandis que les humains vont vivre dans la peur et faire l'expérience d'une sorte de névrose, ou paranoïa, collective. La peur des hommes facilite le pouvoir des démons qui est de fusionner avec eux, seuls resteront les plus courageux, qui deviendront de nouveaux Devilmen. Il est intéressant de noter que ceux qui tombent les premiers sont les "leaders" de la Terre, comme le président de la Fédération Russe.

Cette guerre sera représentée à travers une violence qui, au fil des pages, deviendra de plus en plus insoutenable. Orgies macabres, massacres, torture, expérimentations scientifiques, lynchages et infanticides sont au programme. Une violence éprouvante mais nécessaire à la dénonciation de l'auteur. Corruption, pollution, individualisme, c'est un triste portrait de l'humanité contemporaine que l'artiste dresse ici. Et si l'espoir anime le récit dès les premiers chapitres, comme le prouve la volonté de Ryo de lutter contre l'invasion à venir, celui-ci s'étiole à mesure que la conclusion approche. Le point de non retour est atteint avec la mort de Miki, l'amie - amoureuse transie - d'Akira, lynchée par d'autres humains la soupçonnant d'être une sorcière. Les valeurs s'intervertissent alors. Ces démons ne veulent-ils pas seulement récupérer leur planète naturelle, souillée par l'Homme qui, tel un parasite, construit d'immenses aiguilles de fer dressées vers le ciel, cimente les chemins et déchire les forêts, à la recherche d'un profit toujours plus conséquent et immédiat ? Ces hommes n'ont-ils d'homme que le nom, tandis qu'ils se livrent à des expérimentations ignobles sur le corps des victimes de fusions, tandis qu'ils se dénoncent les uns les autres, qu'ils s'exécutent entre eux ? A la lecture de Devilman, une réponse peut être donnée, cependant la construction de cette réponse se base sur l'évolution narrative qui parcourt les cinq tomes de la saga.


Ci-dessus, le visuel du tome un, publié par les éditions Black Box en 2015.

Le premier de ces tomes est celui qui distille le rythme le plus lent. Beaucoup de planches sont consacrées aux dialogues, malgré la présence de scènes exclusivement picturales, notamment au début de l'ouvrage. Ces peintures dévoilent le monde tel qu'il était tandis que les démons régnaient. Mais principalement, les premiers chapitres sont dédiés à la présentation du mythe autour duquel s'articulera le récit principal, ainsi qu'à l'introduction des différents protagonistes. Le manga présente alors un aspect "tranche de vie" relativement serein, tandis que l'histoire telle qu'elle est racontée par Ryo plonge à chaque page un peu plus vers le fantastique. Le dessin se veut plutôt caricatural, relevé par des trait épais et anguleux, et ce malgré une grande variété au niveau des expressions des personnages. Si l'on excepte les quelques pages qui ouvrent Devilman, il faut lire une bonne moitié du tome avant que le premier démon n'interagisse avec le duo principal. La violence, elle, ne surgira qu'en fin de volume, lors d'un sabbat improvisé qui ne tardera pas à revêtir des allures de massacre. Dès cet instant, la violence s'engagera dans une spirale qui repoussera toujours plus loin les frontières de ce mal : dans le second tome, le mal touchera les proches d'Akira, dans le troisième, les limites temporelles exploseront et décriront un combat éternel au cours de plusieurs périodes historiques, et enfin, à partir de l'avant-dernier volume, l'humanité s'engagera dans une guerre mondiale. C'est aussi à partir du tome quatre que la narration s'accélère, les événements s'enchaînent à un rythme trépidant, jusque dans un final aux allures mythologiques, opposant Amon à Lucifer.

Amon, avec qui Akira a fusionné, est un démon issu des croyances de la Goétie (art de l'invocation de démons), à ne pas confondre avec Amon-Rê, le dieu le plus important du panthéon égyptien. Amon aurait la forme d'un loup crachant des flammes, avec une queue de serpent. On dit qu'il peut prendre forme humaine, cependant sa tête devient alors celle d'une chouette, dont la gueule serait submergée par une armée de crocs. Amon connaît l'avenir et le passé, et serait à l'origine du mythe de la lycanthropie. Il est intéressant de relever les similarités qui existent entre sa description, gravée dans les ouvrages de démonologie, et le fait que Gō Nagai représente les démons comme une fusion grotesque de plusieurs animaux. Selon la légende, le démon Amon est connu pour détruire les amitiés, aussi il n'est pas surprenant que l'amitié entre Akira et Ryo vole en éclats au cours de Devilman, Ryo se révélant être Lucifer, ou Satan dans certaines versions. Au cours de l'épilogue du manga, Lucifer gagne la guerre, au prix d'un lourd sacrifice, étant donné qu'il perd tout le reste, dont son ami. Lucifer représente l'unification : il est des deux sexes, il a été humain et démon, il est à la fois le fils de Dieu et son ennemi. Cependant, il connaîtra une punition divine pour ses actes, comme le prouve la fin du manga : des Anges descendent des cieux pour le rejoindre et accomplir leur sentence. Le récit est d'ailleurs parcouru de références bibliques, comme lors de la scène durant laquelle Akira découvre la véritable identité de Ryo, sous un Soleil atteignant son zénith. Hors, Lucifer est aussi appelé l'Étoile du Matin, ou le Porteur de Lumière. Plus loin, un personnage se change en pilier de sel, une référence à la femme de Loth, lui-même issu de la Genèse, qui se change en colonne de sel après s'être retournée malgré les avertissements de deux anges.

C'est en s'appuyant sur une narration maîtrisée, en ne faisant aucune concession graphique, et en se basant sur des concepts mythologiques ou psychologiques forts, que Gō Nagai accouche d'un manga incontournable. Porté par une action constante et des dialogues efficaces, Devilman s'impose de nos jours encore comme une pièce essentielle dans l'histoire de la bande-dessinée japonaise. Plus que jamais d'actualité, mais à ne réserver qu'à un public averti, la saga de Nagai n'a jamais cessé de croître en popularité, si bien que l'auteur a continué d'explorer ce pan de son imaginaire à travers d'autres travaux : Devil Lady, Violence Jack ou encore Demon Knight. En n'épargnant aucun supplice au lecteur, Devilman est un récit poignant et percutant, à même de partager son discours pessimiste sur l'état de l'humanité et de la société actuelle. C'est cette violence permanente, mais nécessaire, qui fait de Devilman une oeuvre avant tout sincère, qui n'oublie heureusement jamais de divertir, à travers une histoire rythmée par des rebondissements et des séquences dantesques.

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