Jojo's Bizarre Adventure: Phantom Blood


Scénarisé et dessiné par Hirohiko Araki

Cet article contient des spoilers.

Initié en 1986, Jojo's Bizarre Adventure (ou JJBA) est un manga écrit et dessiné par Hirohiko Araki, qui en a fait l'œuvre de toute une vie. Il est très difficile de présenter la saga sans rentrer dans les détails, étant donné que le manga ne cesse de se renouveler depuis plusieurs dizaines d'années. Aussi, pour résumer grossièrement, JJBA est constitué de plusieurs parties, aussi appelées saisons, chacune d'entre elle se concentrant sur un personnage principal différent. Ces personnages principaux ont la particularité d'avoir les syllabes "Jo" dans leurs noms et prénoms, comme par exemple le héros de la première saison, prénommé Jonathan Joestar. Chaque partie possède en plus des influences qui lui sont propres, pouvant aller de l'horreur à l'aventure, en passant par le western ou le huis clos. Au fil des différentes saisons, des liens se tissent entre les personnages et les événements; aussi, chaque partie étant largement compréhensible en elle-même, elles dessinent ensemble une fresque aussi épique que grandiloquente. La toute première saison de JJBA s'intitule Phantom Blood et s'étale sur cinq tomes.

Cette saison se déroule à la fin du XIXème siècle, en Angleterre. Hirohiko Araki dépeint le quotidien du jeune Jonathan Joestar, fils d'un riche lord, dont la vie va être bouleversée par l'arrivée d'un frère adoptif, le cruel Dio Brando. Ce dernier va peu à peu tisser une toile maléfique autour de JoJo, afin de s'emparer de sa fortune. Cependant, rien ne va se dérouler comme prévu, ni pour Jonathan, ni pour Dio, à cause de la présence d'un ancien artefact aux pouvoirs diaboliques: le masque de pierre. Déjà, durant cette courte première saison, le lecteur découvre la rigueur et la folie dont sait faire preuve l'esprit dément du jeune auteur. Plus qu'un contexte, l'Angleterre permet à Araki d'utiliser le folkore et l'histoire du pays afin de dynamiser son récit, tout en adoptant une narration qui n'est pas sans rappeler les tragédies shakespeariennes. Cependant, Phantom Blood reste clairement une production japonaise, impactée par des mécanismes inhérents à la culture manga. Au fur et à mesure des chapitres, puis des différentes saisons, Araki va peu à peu transcender les codes du genre, et insuffler une personnalité marquée à son œuvre.


Déjà, plusieurs influences viennent se greffer à l'histoire imaginée par l'auteur, ce dernier s'amusant à dépeindre des ambiances différentes qui vont se succéder tout au long de l'histoire. D'un récit intime dévoilant le sombre quotidien de Jonathan, les ramifications du scénario vont bientôt développer de nouveaux enjeux liés à un voyage autour du pays. De la même manière, de nouveaux personnages, qu'ils soient alliés ou antagonistes, vont régulièrement venir enrichir un casting attachant. Pourtant, le message principal de l'œuvre reste lui inflexible du début à la fin: la volonté de vivre en étant fidèle à nos convictions, malgré les drames. Et les drames, Araki n'en est pas avare, le récit s'ouvrant directement sur le décès de la mère de Jonathan, alors qu'un voleur de bas étage n'attend pas une seconde avant de dépouiller les cadavres encore chauds. C'est suite à divers événements rapidement expliqués que la famille Joestar accueille Dio Brando en son sein, Dio qui va rapidement s'ériger comme le Mal absolu, incarné sous une forme humaine. Dans la première partie du manga, Araki décrit les souffrances inlassables du jeune Jonathan, qui ne vivra que quelques moments de bonheur, offerts par son chien Danny et sa petite ami Erina. Bientôt, l'auteur prive JoJo de ses proches, en soulignant l'extrême cruauté de Dio. Toute cette première partie dresse le portrait, manichéen, de ces deux personnages que tout oppose, tout en adoptant une approche réaliste. Il n'y a pratiquement aucune scène d'action, l'intrigue reposant sur les dialogues et la description des sombres journées que traverse Jonathan. Si combat entre les deux personnages il y a, alors il est d'ordre psychologique. Au terme de plusieurs années difficiles, JoJo découvre que Dio empoisonne peu à peu son père, George Joestar. C'est ainsi que le personnage principal part en quête d'un remède, à Londres.

Araki profite du contexte pour transformer peu à peu son histoire en récit horrifique. Les ambiances qu'il développe alors ne sont pas sans rappeler les grands films de la Hammer (studio de production spécialisé dans les films fantastiques), un studio qui est justement anglais. Tous les éléments propres au cinéma d'épouvante investissent alors JJBA, des décors lugubres dissimulés sous un épais brouillard, jusqu'à l'apparition de créatures surnaturelles, dont des vampires et des zombies. Le récit se désolidarise alors de tout aspect réaliste, d'abord lorsque l'auteur invente un lieu qui n'existe pas à Londres (Ogre Street), ensuite en introduisant le personnage de Speedwagon (Robert Edward O. Speedwagon de son vrai nom), qui se bat à l'aide de son chapeau recouvert de lames (qui n'est pas sans évoquer un personnage de Goldfinger, un épisode de la franchise James Bond - encore une référence anglaise). En parallèle aux recherches londoniennes de JoJo, Dio étudie le masque de pierre, un artefact issu de la civilisation aztèque, qui possède le pouvoir de transformer ses porteurs en vampires. Araki va alors en profiter pour revisiter le mythe du suceur de sang. D'abord il élimine tous les points faibles de la créature, excepté le Soleil (mais il met volontairement cet aspect de côté, car l'astre n'aura aucune incidence sur l'issue des duels qui opposeront Jonathan à Dio). Le dessin évolue aussi rapidement, en se permettant quelques inserts un peu plus gores, en gros plan. L'incursion du fantastique permet à l'histoire d'emprunter une route surprenante, qui s'éloigne du quotidien décrit dans les premiers chapitres. Pourtant, la longue introduction construite autour du malheur de Jonathan permet de développer la caractérisation des personnages, et d'ériger Dio en figure du mal absolu.


Cependant, Araki est lancé, et il va distiller les surprises avec un rythme frénétique, le manga allant jusqu'à proposer deux climax dantesques, sous forme de fausses conclusions. En effet, Jonathan se bat une première fois contre Dio, juste avant que celui-ci n'obtienne le statut de vampire. Cette lutte quasi fratricide se déroule bien évidemment dans le manoir familial, théâtre de tous les néfastes événements du début du récit. Vaincu une première fois, Dio reçoit les pouvoirs du masque de pierre, tandis que le père de Jonathan, George Joestar, est tué. C'est une figure classique de la tragédie et des récits fondateurs qu'utilise ici Hirohiko Araki, en tuant le mentor du héros. Mais cette scène présente aussi le premier véritable combat de Phantom Blood, des combats qui vont alors s'enchaîner, en privilégiant à chaque fois la ruse plutôt que la force. Le lecteur comprend ainsi que toute l'histoire qu'il vient de lire, avec ses protagonistes et ses enjeux, n'était que l’introduction d'une aventure bien plus imposante, qui peut alors commencer. Araki introduit alors un nouveau mentor qui, au lieu d'apprendre à JoJo une philosophie de vie, va lui apprendre les rudiments du combat, articulés autour du concept de l'onde. Pour Araki, l'onde est un concept fort qui représente tout simplement la vie, c'est une force qui circule dans le sang grâce à la respiration. L'homme qui va enseigner cette technique à JoJo se nomme Will A. Zeppeli (un nom dérivé du groupe de musique Led Zeppelin), et sa tenue de "magicien" ainsi que ses capacités font basculer une bonne fois pour toutes le récit dans le domaine du fantastique.

Toutefois, l'auteur n'oublie jamais d'exploiter son contexte, en introduisant des personnages historiques tels que des reines ou Jack l'éventreur. En effet, JoJo et ses alliés vont traverser le pays, à la poursuite de Dio, et ainsi se confronter à une culture incarnée dans les antagonistes qui vont se dresser sur leur chemin. Araki exploite la fameuse disparition de Jack l'éventreur, qui cessa subitement ses crimes, en en faisant le faire valoir de Dio. Un abus d'effets gores et de capacités improbables vont faire de ce personnage une menace pesante. Pourtant, il ne représente qu'une étape du périple de JoJo, et lui permettra de développer sa maîtrise de l'onde. Deux adversaires tenaces surgissent un peu plus tard, deux chevaliers morts qui servaient autrefois Marie Stuart. Une nouvelle fois, Araki se base sur des faits historiques pour créer des antagonistes crédibles. Ces deux chevaliers s'appellent Bruford et Tarkus. Le premier se bat à l'aide de ses cheveux, un concept clairement japonais, basé sur une figure fantomatique célèbre sur l'archipel nippon. Ces spectres ont traversé les années, avant de connaître une seconde jeunesse, grâce au cinéma horrifique des années 2000 (voir le film Ring, de Hideo Nakata ou encore Exte de Sono Sion). Ce concept relativement farfelu dans JJBA résonne ainsi d'une manière particulière pour les japonais, tout en incarnant les prémices d'une folie et d'une absurdité qu'Araki exploitera dans les saisons suivantes. Tarkus, de son côté, est une force brute, implacable, mais l'auteur parviendra à dynamiser l'affrontement par des retournements de situation et des techniques variées toutes surprenantes.

L'aspect horrifique de la saison se poursuit tandis que les personnages principaux finissent par rejoindre un village coupé du monde qui sera envahi de zombies. L'imagerie des classiques du cinéma d'épouvante répond elle aussi présente, comme le prouvent certaines planches représentant des jeunes femmes s'éteindre sous les crocs d'un vampire ou bien la demeure en flammes. Le vampire est bien sûr la figure centrale autour de laquelle tout le récit se construit, l'auteur ne se privant pas de rendre hommage aux grands classiques du genre, Dracula en tête. Comme dans le film du même nom, de John Badham (1979), dans Phantom Blood on retrouve un vampire en pleine mer (lorsque Zeppeli dévoile son passé à Jojo). Les éléments clés du mythe de Dracula sont régulièrement réutilisés dans les œuvre culturelles, comme dans le roman La Lignée de Guillermo del Toro, qui met en avant un cercueil transféré par bateau (que l'on retrouve aussi dans la conclusion du manga). Enfin, des accents de dark fantasy parcourent le récit, qui allie les éléments fantastiques à l'horreur la plus pure.

En ce qui concerne les personnages, tous sont relativement clichés, tandis que la narration se base clairement sur le nekketsu. Le nekketsu est un sous-genre du manga shonen, aussi, avant de continuer, il convient de définir ces termes. Le shonen (qui signifie "adolescent" en japonais) désigne un type de manga dont la cible est constituée de garçons adolescents, tandis que le nekketsu ("sang bouillant" en japonais) est en quelque sorte un schéma narratif qui se retrouve dans les différentes œuvres de ce genre. Par exemple, dans le nekketsu, le héros est souvent un jeune personnage orphelin (ce qui est le cas de JoJo, même si la perte de son père survient au bout de deux tomes), il est relativement naïf et innocent, il maîtrise une capacité spéciale (ici l'onde) et ses premiers adversaires deviennent des alliés (ce que fera Speedwagon). Phantom Blood est indubitablement un nekketsu, cependant il le devient réellement une fois passés les deux premiers tomes, qui eux se concentrent sur un aspect tranche de vie. Hirohiko Araki abandonnera peu à peu ce genre, tout en s'y référant et en jouant sur les attentes des lecteurs. La quatrième saison, intitulée Diamond is Unbreakable, sera très éloignée du nekketsu.


Une autre tendance que l'auteur va développer, c'est l'utilisation ingénieuse du banal. En clair, TOUT dans JJBA, sera exploité à un moment ou un autre, même les éléments les plus improbables. Dans Phantom Blood, une simple rose peut devenir un instrument mortel, tandis que dans une saison à venir, Stardust Crusaders, jouer à un jeu vidéo sera aussi épique qu'un combat à mort. Déjà, des séquences ingénieuses rythment les joutes du manga. Ces duels fonctionnent car les personnages utilisent des éléments qui sont connus du lecteur, des choses du quotidien qui, sous les mains des protagonistes, se transforment en armes mortelles. C'est une caractéristique que l'auteur affinera, jusqu'à atteindre des sommets d'ingéniosité et de suspense, une fois de plus au cours de la quatrième saison. De la même manière, il est impossible de passer sous silence l'amour qu'Araki porte à la musique. Son manga tente de communiquer des valeurs positives, il met en avant la volonté de vivre et les plaisirs offerts par celle-ci, dont justement la musique. Voici une rapide concordance entre la musique et les personnages du manga:

- Speedwagon tire son nom du groupe REO Speedwagon.
- Le groupe Dire Straits donne naissance à deux personnages secondaires (Dire et... Straits).
- Led Zeppelin a bien sûr inspiré le nom de Zeppeli. Aussi, les quatre membres du groupe donnent leurs noms aux quatre zombies qui apparaissent vers la fin du récit.
- Wang Chang vient du groupe anglais Wang Chung.
- Bruford vient de Bill Bruford, membre des Anderson Bruford Wakeman Howe.
- Tarkus est un album de Emerson, Lake & Palmer.
- Tonpetty est une référence à Tom Petty, tandis que Poco a le même nom qu'un groupe de rock des années 1970.
- Le terrible Dio tire son nom de Ronnie James Dio (Black Sabbath).

Un dernier point concerne l'évolution du personnage principal, qui développe peu à peu sa maîtrise de l'onde. L'obtention de nouveaux pouvoirs est d'ailleurs l'une des composantes du nekketsu. Araki s'éloignera là aussi de cette course à la puissance au cours des saisons suivantes. Tout comme Luffy, le héros de One Piece, les personnages principaux de JJBA auront un seul pouvoir, dont la seule limite sera leur imagination. Dans Phantom Blood, Jonathan accède régulièrement à de nouveaux paliers (d'abord il ne contrôle pas l'onde, puis il la développe face à Jack l'éventreur, etc..). Il évolue en force, mais pas en caractère: il reste, du début à la fin, foncièrement bon, voire trop crédule. Phantom Blood est une œuvre très manichéenne, JoJo est le Bien, Dio est le Mal. L'auteur ne cherche d'ailleurs à donner aucune excuse à Dio: ce n'est pas son enfance ou son environnement qui ont fait de lui quelqu'un de mauvais. Il l'est, c'est tout. En effet, pour insister sur ce point, Araki utilise le personnage de Speedwagon. Lui aussi a vécu dans la solitude et la pauvreté, pourtant, et malgré ses airs de voyou, Speedwagon est un homme juste et droit. Il est d'ailleurs intéressant que Speedwagon soit l'antithèse de Dio: il ne se bat pas, et il réussira là où son adversaire aura échoué. Il vivra vieux (il traverse les saisons de JJBA) et sera riche suite à la découverte de pétrole.


Découvrir Phantom Blood alors qu'une pléthore d'autres saisons sont désormais disponibles possède une saveur toute particulière. Derrière ses airs basiques et clichés, cette saga est d'une cohérence déjà ébouriffante, tandis que les différents tomes distillent quelques pistes qu'Araki s'empressera de suivre au cours des saisons suivantes. Le dessin est à la fois grossier et attachant, l'auteur ne se privant pas de mettre en scène des montagnes de muscles improbables, alors que ses travaux suivants se concentreront sur le travail des formes et la recherche de nouveaux styles. Jamais ennuyeuse, l'histoire se plaît à mélanger les clichés les plus éculés aux retournements de situations les plus délirants. Touchant dans sa maladresse, surprenant dans ses prises de risques, Phantom Blood brille aussi par son statut: les pages du manga dévoilent les bases d'une saga incontournable, qui a su traverser les décennies et se renouveler avec une aisance insolente.

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