Dragon Age : Inquisition


Développé par BioWare

Cet article contient des spoilers.

Dragon Age : Inquisition incarne la première tentative visant à transposer la saga sur une nouvelle génération de consoles, à savoir la PlayStation 4 et la Xbox One. Mu par une approche totalement occidentale du jeu de rôle, le soft épate par son ambition et son contenu, démesurés. Ludique et généreux, Inquisition n'oublie jamais de proposer une expérience totale et sans concession, à travers d'innombrables tâches, possibilités et objectifs qui s'érigent comme une sorte de bilan du jeu de rôle de ces dernières années, mais pas seulement. Le tout sans omettre d'incorporer une identité forte à l'œuvre, via des mécanismes et choix de game design qui entrent en résonance directe avec le gameplay.

Inquisition est le troisième épisode de la saga, après Dragon Age : Origins et Dragon Age 2. Le jeu prend place en Thédas, un monde fantastique régi par la magie et une mythologie abyssale. Adoptant des allures de (faux) monde ouvert, concept cher à cette génération de consoles, Inquisition permet au joueur d'incarner l'Inquisiteur (ou l'Inquisitrice, la personnalisation du personnage constituant un élément majeur du jeu), un individu qui va devenir malgré lui le dernier espoir d'un monde au bord du gouffre. L'aventure débute alors qu'une brèche dans le Voile de la Réalité cause une terrible explosion. L'avatar du joueur est le seul survivant, marqué par l'Ancre, une malédiction qui octroie à son porteur de terrifiants pouvoirs. Débute alors une quête pour trouver l'origine du mal, mais aussi et surtout unir les différentes factions qui habitent Thédas, dans le but de lutter contre ce qui peu à peu corrompt le territoire. C'est autour de cette trame d'un classicisme absolu que se dresse un univers d'une densité rarement égalée, le studio de développement BioWare n'hésitant pas à utiliser la mythologie qu'il met en place depuis plusieurs années, tout en reprenant des schémas qui ont déjà fait leurs preuves sur des jeux comme Mass Effect ou Skyrim. La principale force d'Inquisition constitue paradoxalement sa faiblesse première : la densité faramineuse de la mythologie du jeu. Plonger en Thédas sera beaucoup plus aisé pour les chanceux ayant déjà fait leurs armes sur les précédents opus de la saga. Pourtant, en s'accrochant quelques heures, le novice discernera de plus en plus clairement les contours et règles de cet univers, à travers une encyclopédie riche et exhaustive des termes entendus ici et là. Cette richesse se retrouve dans le game design même, voire dans le level design, elle englobe le jeu de manière permanente. Par exemple, certaines quêtes annexes sont dédiées à l'exploration, l'Inquisition doit en effet étendre son territoire et revendiquer les lieux les plus importants de la géographie de Thédas. Ainsi, à chaque nouvel endroit recensé, une fenêtre de texte apparaît et détaille son histoire à travers les âges. Le monde ne semble pas fixe et articulé autour du joueur, il a un passé, une Histoire avec un grand H, tout comme les décisions de l'Inquisiteur continuent à la façonner en temps réel.


Avant d'aller plus loin, il convient de s'attarder quelque peu sur le sous-titre du jeu : Inquisition. Malgré la connotation péjorative du terme, il faut savoir que ce mot provient du latin "inquisitio" et signifie recherche ou enquête. C'est l'Église catholique romaine qui, dans les années 1200, érigea des tribunaux ayant pour but de lutter contre l'hérésie. Les Inquisiteurs étaient alors des représentants du pape, auxquels ce dernier allouait les pleins pouvoirs pour diriger ces tribunaux. Dans le jeu, l'Inquisition désigne un mouvement aucunement soumis à la politique ou la religion, c'est une faction qui tente de recruter des alliés tout en cherchant les causes d'un mal en pleine expansion. Le sens premier du terme, recherche, sied ainsi complètement au soft, l'exploration se dressant comme la mécanique principale autour de laquelle s'articule l'ensemble de l'aventure. Si l'action fait bien entendu partie intégrante du jeu, l'exploration en est la base. En déroulant d'immenses zones à arpenter, BioWare construit un simili monde ouvert cloisonné par des barrières naturelles. Ici, une titanesque chaîne montagneuse érige un mur infranchissable, là c'est un torrent profond qui barre la route au joueur. Malgré ces restrictions, le jeu offre des espaces immenses synonymes de liberté, au cœur desquels jamais ne pointe la moindre sensation de cloisonnement. C'est grâce à un level design intelligent, cohérent et somme toute naturel que le joueur se fond dans le monde qui l'entoure, sans penser qu'il puisse être limité dans ses mouvements. L'horizon dessine toujours un paysage qu'il semble possible d'atteindre, tandis que les parties explorables fourmillent de chemins et de passages s'entremêlant sans cesse, tout en dépeignant clairement plusieurs "mini zones" au sein même de ces espaces de jeu. Par exemple, une région végétale abritera plusieurs bois et forêt, ainsi que quelques plaines, une rivière à remonter, des lacs, quelques hameaux dispersés, des sentiers escarpés et une multitude de cavernes et autres donjons qui eux mêmes s'étendent jusqu'à plus soif. Chaque région possède bien sûr ses spécificités, mais le gigantisme est à chaque fois présent, l'avatar du joueur s'effaçant face à ces imposantes étendues. BioWare évite les pièges liés aux jeux en monde ouvert grâce à ce concept de zones, qui ne sont accessibles qu'au fur et à mesure que le joueur progresse dans l'intrigue principale, chaque région ne se débloquant qu'en échange de points d'inquisition, lesquels sont gagnés en accomplissant les quêtes qui pullulent en Thédas. Ainsi, à l'inverse d'un jeu comme Skyrim dans lequel l'ensemble de la carte est accessible à chaque instant, il y a une progression du joueur qui s'harmonise avec le développement de l'Inquisition, celle-ci envoyant des éclaireurs explorer ces nouvelles zones, en fonction des événements qui bouleversent le monde. Le lien entre l'accès à des régions inédites et l'extension progressive de la faction est ténu, chaque nouvelle découverte apportant ainsi une certaine satisfaction au joueur, pressé de poursuivre son exploration sur un nouveau terrain de jeu.


Mais l'exploration seule ne suffit pas à faire un bon jeu, qu'importe la magnificence des étendues parcourues. Un paysage, aussi majestueux soit-il, n'est qu'une peinture s'il est impossible d'y interagir. Pour que le joueur apprécie la beauté qu'il croise, il faut qu'il puisse agir. C'est ainsi qu'au fur et à mesure que les heures défilent, les possibilités se multiplient au lieu de s'étioler, et pas à pas l'Inquisiteur gagne un pouvoir qui ne cesse de croître. Le plaisir se cache dans l'abandon, l'abandon du joueur envers son obligation de sauver le monde. C'est la liberté de pouvoir s'écarter du chemin principal pour explorer ici ce village ravagé par les flammes, là ces ruines scintillantes sous un clair de lune, qui donne au jeu sa folle puissance évocatrice. S'arrêter sur la route pour fouiller les cendres d'une bâtisse, y découvrir les restes d'une missive rongée par le feu et découvrir l'emplacement d'un trésor marqué d'une croix. Abandonner sa quête en cours, partir en chasse de ce trésor, croiser un fort contrôlé par les ennemis. S'extirper des rails une nouvelle fois, prendre d'assaut le fort et terrasser un boss qui détenait les plans d'une nouvelle arme. Se mettre en chasse des matériaux nécessaires à sa construction, croiser un jeune homme perdu sur le bord de la route. Et s'éloigner encore. C'est une liberté folle qu'offre Inquisition, débordant d'un contenu qui semble intarissable. Une liberté en adéquation avec le pouvoir conféré au joueur. En effet, tandis que les heures s'égrènent, l'Inquisiteur gagne en puissance, ce qui se traduit jusque dans le gameplay et de nouvelles mécaniques qui ne tardent pas à apparaître. Cette toute puissance définit même le personnage dès le début de l'aventure, étant donné qu'il dispose de l'Ancre (soit la faculté d'interagir directement avec les failles qui perturbent le tissu de la réalité) mais aussi de par son statut. BioWare délaisse en effet le schéma du héros anonyme qui va lutter hors du système pour sauver le monde : l'Inquisiteur est un symbole, un chef, comme pouvait l'être Shepard dans l'autre saga phare de BioWare, Mass Effect. Ainsi, l'Inquisiteur est un personnage qui détient le pouvoir. Le joueur peut personnaliser son équipement, choisir ses alliés et compagnons, ses alliances et personnaliser une multitude d'éléments, de sa monture jusqu'à l'aspect visuel de son propre château. Détail ultime : pouvoir choisir le trône sur lequel siéger. Ce trône donne d'ailleurs accès à des quêtes annexes de tribunaux (certainement inspirées par les inquisitions historiques du Moyen-Âge), au cours desquelles le personnage principal peut faire l'étalage de ses pleins pouvoirs. Certaines de ces séquences de jugement sont liées aux quêtes annexes et aux personnages croisés en Thédas, le joueur pouvant alors dispenser les sentences qu'il entend. Cette notion de pouvoir s'étend au-delà du personnage et englobe d'ailleurs l'Inquisition elle-même. Rapidement, le joueur aura accès à la table des opérations, autour de laquelle se réunissent l'Inquisiteur et ses conseillers. C'est ici que se prennent toutes les décisions politiques, devant cette table qui renvoie à la fois aux cartes utilisées en temps de guerre mais aussi aux sessions de jeux de rôles papiers. Le jeu ne renie d'ailleurs jamais cette inspiration, en proposant divers documents à lire ainsi que des quêtes purement textuelles. Il incombe encore une fois au joueur de choisir une approche qui lui semblera appropriée (diplomatique, violente ou autre), prouvant par là-même une nouvelle fois que l'avatar possède un pouvoir, et donc un contrôle, quasi absolu.













Ce pouvoir ne serait cependant pas grand chose s'il ne pouvait s'exprimer dans un monde cohérent et ludique. C'est bel et bien le cas dans Inquisition, un jeu dans lequel le voyage importe bien plus que la destination. Car il est difficile de nier la simplicité de l'histoire principale. Pourtant, dans nombre de jeux d'aventure et de rôles, le scénario constitue une part importante de l'immersion. Ici, la trame ne sert qu'à s'en écarter. Elle remplit sa fonction de déclencheur et soutient l'ensemble des mécanismes qui régissent le jeu, cependant elle est rapidement mise de côté par ces mêmes systèmes qui imposent au joueur de se concentrer sur des tâches annexes et l'exploration. D'ailleurs la quête principale se résume globalement à de conséquents donjons et de fulgurantes scènes d'action (si l'on excepte quelques prises de risques comme le bal de l'impératrice où se tissent des intrigues politiques passionnantes). L'essentiel du jeu se déroulera au cœur des contrées de Thédas, et tant mieux, tant ces séquences de jeu constituent l'essence même d'Inquisition, tout en proposant de magnifiques moments contemplatifs. C'est à travers ce système de progression basé sur des points d'inquisition à glaner lors des quêtes annexes que la narration du jeu prend forme. Outre les points de passages obligatoires instaurés par la quête principale (et qui ne se débloquent que graduellement), le joueur est libre d'arpenter ces terres comme il le souhaite. Certaines fois, il pourra carrément dépenser les points destinés à la progression de l'histoire pour débloquer à la place de nouvelles zones annexes qui recèleront à leur tour de nombreuses missions à effectuer, de nouveaux endroits à découvrir. La narration du jeu est ainsi construite sur ses passages obligatoires qui finalement se désolidarisent complètement de ce que le jouer a accompli pour y arriver.

Car en effet, pour ce premier opus sur la génération de consoles PlayStation 4 et Xbox One, les développeurs ne sont pas allés au bout de leur démarche. Les choix effectués dans le jeu ont des conséquences, c'est un fait, mais ces conséquences n'excèdent jamais quelques heures. L'exemple le plus évident étant le premier vrai choix scénaristique: l'Inquisiteur doit choisir de s'allier aux Templiers ou aux Mages. Cette alliance n'influencera le jeu et le gameplay que le temps d'une bataille. Les conséquences finales, globales, restent inchangées. Un autre choix permet d'explorer un donjon plutôt qu'un autre, mais encore une fois, ce résultat est ponctuel et n'affecte aucunement la trame scénaristique. D'autres dilemmes encore sont trop évidents et non punitifs pour se révéler extrêmement intéressants. Par exemple, l'avatar du joueur peut entretenir une liaison amoureuse avec quelques personnages secondaires. Mais il n'y a pas vraiment de risque ou d'échec, il s'agit juste d'un enchaînement de scènes qui mènent, si le joueur le désire, à une relation durable. Ainsi, la toute puissance du joueur et de son avatar finit par ternir le plaisir ludique sur la plupart des événements qui impliquent un choix.


Pour accompagner le joueur dans son voyage, c'est Trevor Morris qui compose une bande-son incroyable, gorgée à ras-bord d'élans épiques et guerriers. La diversité est de mise, des cuivres aux chœurs, en passant par les tambours menaçants et des pistes d'ambiance adaptées. Il se dégage de l'œuvre une certaine noblesse, comme le prouve le thème principal du jeu, qui entame sa marche de manière solennelle avant de s'aventurer vers des sommets de grandiloquence. Le thème dédié à Val Royeaux, de son côté, n'est pas sans rappeler les meilleurs morceaux de la musique de cinéma, par son éloquence et sa majesté. Des chants traditionnels viennent agrémenter les passages les plus mystiques ou intenses, il est alors incroyable de constater la maîtrise du compositeur, capable de dépeindre des ambiances totalement différentes, tout en gardant cette propension à transmettre une impression de "grandeur". Les tonalités les plus pesantes, qui résonnent lors des visites dans les donjons ennemis, se mêlent aux mélodies entraînantes, comme le sublime thème d'Orlais. De plus, le grand nombre de morceaux composés permet un renouvellement constant des musiques qui évitera au joueur de se lasser. L'une des subtilités de cette bande-son est d'incorporer les bruitages du jeu directement dans les musiques, qu'il s'agisse de sons effrayants dédiés aux donjons, ou de chants d'oiseaux pour les thèmes joués en pleine nature (voir la piste The Wrath of Heaven). Sans oublier les morceaux exotiques adaptés à l'exploration, qui utilisent des instruments traditionnels africains ou asiatiques, tel le morceau intitulé The Lost Temple, qui ne dénoterait pas dans un épisode de Tomb Raider. Difficile de ne pas penser aux incontournables du genre en écoutant la bande-son d'Inquisition, le travail d'Howard Shore pour la trilogie du Seigneur des Anneaux résonne par exemple ici et là dans les compositions de Morris. Loin d'être une critique, cette comparaison révèle que le compositeur du jeu s'est bien accaparé les codes propres à la musique dédiée aux mondes de fantasy : des percussions sauvages aux violons sanglotants, en passant par une rythmique guerrière et des chœurs déchirants, tout est là pour concourir à faire de Dragon Age : Inquisition un morceau de bravoure musicale parvenant à rendre honneur au jeu. Enfin, n'oublions pas les morceaux chantés dans les auberges, parfois en français, qui ajoutent à l'immersion que procure le jeu, d'ailleurs entièrement doublé dans la langue de Molière. 

Tous les dialogues sont donc compréhensibles, ce qui constitue un travail de titan et éloigne le joueur des désagréments croisés dans des jeux comme Grand Theft Auto (dans lesquels les dialogues sont sous-titrés au bas de l'écran, ce qui empêche de se concentrer sur l'action). Les échanges entre les personnages agrémentent d'ailleurs l'aventure, car les compagnons qui accompagnent l'Inquisiteur n'hésitent pas à palabrer durant leurs pérégrinations. Il existe un peu moins de dix compagnons, tous jouables, et une multitude de dialogues qui se déclenchent selon les membres qui composent l'équipe. Certains s'entendent bien, d'autres ne cessent jamais de s'envoyer des critiques et autres joyeusetés, mais tous possèdent une personnalité bien marquée, une histoire et des dialogues spécifiques. Le doublage est d'ailleurs satisfaisant, tout en conservant quelques fulgurances comme celui de Sera, un personnage haut en couleur. De ces dialogues ponctuels qui jamais ne viennent envahir les phases de jeu, le joueur en retire la satisfaction de voir SON petit groupe vivre. Cette technique, déjà utilisée dans de nombreux jeux, favorise l'immersion et la construction de ces moments relativement autres qui émaillent régulièrement l'ensemble de la quête. Car la magie de Dragon Age : Inquisition ne s'exprime bizarrement pas durant les moments clés du scénario, mais plutôt dans ces instants que le hasard s'amuse à créer. Une réflexion de Blackwall à l'encontre de la noble Vivienne, ou des ruines qui se dessinent sur l'horizon d'un paysage noyé sous un ciel étoilé voire une chevauchée à dos de monture exotique sur les bords d'un lac ou encore une montagne sur laquelle trône un dragon prêt à libérer les Enfers, voilà où se terre la magie d'Inquisition.


C'est une aventure, totalement libre, qui entretient l'illusion de choix décisifs grâce à une écriture implacable et une mythologie renversante, à laquelle est conviée le joueur. Sauver le monde finira par attendre, c'est là tout le paradoxe qui anime le jeu. Alors que tout est étudié pour donner vie à une quête aussi intense qu'épique, c'est en suivant le sentier qui s'éloigne de la route que Dragon Age : Inquisition effleure la grâce. Sous le couvert d'une technique et d'une direction artistique irréprochables, le soft fait la part belle à l'immersion, non seulement à travers l'importance accordée à la politique, la culture et la mythologie de Thédas, mais aussi grâce à son aspect ludique titanesque qui sait allier la petite histoire à la grande. Secourir un soldat, oui, mais pour ensuite l'enrôler au sein de ses troupes. Conquérir un territoire, d'accord, mais seulement pour en exploiter les richesses. C'est ce savant contraste entre la démesure et les petits riens qui confère à Dragon Age: Inquisition une aura toute particulière, délaissant quelque peu un classicisme inhérent au genre pour mieux se concentrer sur la puissance évocatrice d'un monde qui ne demande qu'à exister, parfois quelques secondes, parfois pour l'éternité.

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