Deus Ex: Human Revolution



Développé par Eidos Montréal
Distribué par Square Enix

Cet article contient des spoilers.

Depuis la fin des années 2000, la firme Square Enix a adopté une politique agressive dans le but de conquérir le marché occidental, en rachetant des licences phares de jeux vidéo et en distribuant des nouveaux épisodes un peu plus axés grand public. Parmi ces licences, Square attaque un peu sur tous les fronts, en proposant de l'infiltration (Hitman : Absolution), de l'aventure (Tomb Raider), voire une déclinaison de la très rentable saga Grand Theft Auto, à travers le très sympathique Sleeping Dogs. Mais c'est une autre œuvre qui va cristalliser l'ambition première de Square Enix, à savoir proposer un jeu audacieux, parfait croisement des approches occidentale et japonaise en terme de game-design, l'ambitieux Deus Ex : Human Revolution. Troisième épisode d'une série jugée comme incontournable, Human Revolution n'est pas vraiment parvenu à convaincre les puristes ayant découvert la saga dès son lancement, en 2000. Le jeu brille cependant par différents aspects, tels que les thématiques qu'il développe, sa direction artistique travaillée ou encore son gameplay permissif. Aussi, le jeu fut un succès évident, autant critique que commercial, et ce malgré les réticences des admirateurs du tout premier épisode.

La saga Deus Ex prend place dans un monde futuriste fortement orienté vers le cyberpunk. Ce mot, simple compilation des termes "cybernétique" et "punk", désigne un genre particulier de la science-fiction, relativement pessimiste. Le cyberpunk développe des univers sombres, prenant place dans un avenir plutôt proche, et regroupant plusieurs thématiques plus ou moins récurrentes. Multinationales intrusives et tentaculaires, cynisme, armées privées, améliorations physiques à travers la technologies, réseaux numériques, drogues artificielles, autant de sujets qui se mêlent et s'entrecroisent, afin de décrire un univers désabusé et souvent révélateur des déviances contemporaines. Human Revolution se déroule en 2027, soit 25 ans avant le premier Deus Ex. C'est à cette époque que se développe le transhumanisme, c'est-à-dire la dévotion absolue envers les sciences et les technologies. Le grand public a désormais accès aux modifications cybernétiques, de manière à améliorer considérablement leurs capacités physiques. Les bras cybernétiques possèdent une force incroyable, tandis que les yeux artificiels confèrent une vision accrue. Ces inventions sont bien rapidement utilisées à des fins militaires (la vision des soldats est augmentée, avec par exemple la possibilité de détecter les sources de chaleur, voir à travers les murs, obtenir une vision satellite, etc...). C'est dans ce contexte que vit le personnage principal de ce jeu, Adam Jensen, employé de la sécurité pour Sarif Industries, la multinationale à l'origine de la commercialisation de ces augmentations cybernétiques. Les tensions entre Sarif et ses opposants prennent de l'ampleur, ces derniers affirmant qu'en se dénaturant ainsi, l'Homme perd peu à peu ce qui fait de lui un humain, tout en devenant dépendant d'une drogue appelée la neuropozyne. En effet, afin de "forcer" le corps à accepter les implants, les utilisateurs doivent consommer régulièrement cette substance, et éviter un rejet.


Le jeu sera alors composé d'une succession de phases d'enquêtes ainsi que de "donjons". Ces derniers sont des niveaux fermés au level-design imposant, travaillés de manière à permettre au joueur d'aborder chaque objectif de la manière qu'il le souhaite. Pour s'adapter au level-design, une composante de jeu de rôle fait son apparition, à travers la personnalisation du personnage. Chaque action confère au joueur des points d'expérience lui permettant d'augmenter ses attributs (qu'il s'agisse de ses capacités physiques ou de la puissance des armes). Le gameplay et l'univers du jeu sont intimement liés, les capacités du joueur ne sortent pas de nulle part et possèdent une justification scénaristique. Le fait de placer le contexte du jeu dans le futur, aussi proche soit-il, permet de crédibiliser toutes ces possibilités. Ces augmentations ne sont pas une lubie, elles découlent de projections que nous pouvons établir à partir de la technologie actuelle. En effet, les implants existent déjà, qu'ils servent à renforcer un os (via des broches), réparer des articulations ou encore ceux qui utilisent des micro-processeurs. Aussi, les prothèses bioniques existent bel et bien actuellement (bras et jambes artificiels par exemple). Il est donc intéressant de noter que la technologie développée dans Human Revolution n'est pas si improbable que ça, bien que le coût actuel de ces augmentations soit très élevé, et qu'il ne s'agit donc pas encore de produits accessibles par le grand public. Dans les jeux les augmentations sont à la fois un élément primordial du scénario, mais elles font aussi partie du gameplay et ce, à plusieurs niveaux. Premièrement, elles influencent directement la manière de jouer. Si un joueur préfère favoriser les augmentations guerrières, celui-ci approchera le jeu d'une manière frontale, et traversera les niveaux à travers une approche finalement relativement classique. Par contre, le joueur peut choisir de développer ses capacités physiques (comme pouvoir sauter plus haut par exemple), et ainsi mettre à profit le level-design en découvrant des chemins isolés. S'il préfère devenir un maître du piratage informatique, pour déverrouiller des portes électroniques condamnées ou désactiver des systèmes de sécurité, c'est possible aussi. Bien sûr le joueur peut créer un personnage ambivalent. Mais les augmentations influencent le gameplay à un second niveau, qui rejoint la possibilité de pouvoir effectuer des choix moraux tout au long de l'aventure. Qu'il le fasse de manière consciente ou pas, le joueur, à travers ses choix d'augmentation, va participer au questionnement du jeu: faut-il abandonner son humanité afin de réaliser un objectif spécifique, ou bien vaut-il mieux se battre pour sa nature, malgré la difficulté qui s'annonce ? En ne s'augmentant pas, ou de manière parcimonieuse, le joueur devient finalement moins puissant que les ennemis qu'il va croiser, ce qui rejoint le discours même de Sarif Industries.

Lors de la campagne de promotion du jeu, Eidos et Square Enix ont inondé la toile de fausses publicités, de faux reportages. Des courts métrages si bien réalisés, que certains ont pensé qu'il s'agissait de véritables annonces publicitaires (comme le journal anglais The Sun par exemple). Dans ces annonces, nous voyions des (fausses) interviews de journalistes ou scientifiques, dont l'un d'entre eux énonçait une terrible vérité: en refusant de s'augmenter, la personne devient moins "forte" ou moins "talentueuse" que celles qui sautent le pas. Cet aspect se retrouve finalement dans le jeu. Plus le joueur progresse dans l'aventure principal, plus ses adversaires sont augmentés. Il suffit pour ceci d'observer les différents boss qui jalonnent le parcours, au nombre de quatre. Le premier est relativement peu modifié, les deux suivants un peu plus, tandis que le boss final est un être totalement cybernétique, construit à partir de la technologie de l'augmentation. Évidemment, le jeu impose une limite au joueur dans ses augmentations, sans quoi le jeu serait trop facile. Jensen, de base, refusera de trop perturber son organisme, et il incombe ensuite au joueur de jauger à quel degré il voudra bien apporter des modifications. Par contre, les principaux antagonistes de Jensen ne s'imposent aucune limite. La puissance de ces personnages n'évoque plus rien d'humain, ce que le jeu annonce dès les premières séquences. En effet, le début du jeu se déroule au sein des laboratoires de Sarif Industries, alors qu'une attaque terroriste éclate. Jensen parcourt alors les couloirs du bâtiment, assistant à des scènes de massacres perpétrés par les membres du commando ennemi, l'occasion pour le joueur de croiser les futurs boss, à savoir des ennemis nommés respectivement Barrett,Yelena et Namir. Barrett est peut-être le plus "raisonnable", dans le sens où il n'augmente que sa force brute. En découle un corps certes modifié, mais juste au niveau des muscles ou de la corpulence. Plus tard apparaît le second boss, Yelena qui, déjà, sacrifie son humanité sur l'autel des augmentations cybernétiques. Ses jambes sont carrément remplacées par des membres bioniques, elle développe un aspect plus animal et donc, par extension, bien éloigné de son humanité. Si Barrett était relativement lent, Yelena est véloce, ses implants transparaissent vraiment à travers ses mouvements et ses déplacements. Son comportement perd aussi son humanité, elle est silencieuse et préfère prendre ses adversaires par surprise. Enfin, Namir, le troisième boss, est le personnage qui possède le plus d'augmentations à travers le jeu (si l'on excepte le boss final, à part). Si l'on met de côté sa morphologie, Namir n'a plus rien d'humain, même son visage est parcouru d'implants divers. Namir est tellement modifié, qu'en plus de perdre son humanité "physique", il se détache de ses émotions. Comme si accepter de changer éloignerait les gens de ce qu'ils sont, érigeant une barrière invisible entre ceux qu'ils aiment et ce qu'ils sont. Adam Jensen se trouve dans une position particulière: il a reçu quelques augmentations afin de survivre, après avoir été extrêmement blessé lors de l'attaque terroriste du début du jeu. Il a donc le choix de se servir de ses capacités, d'en abuser ou au contraire de les utiliser avec parcimonie. Il illustre le combat entre le transhumanisme et le conservatisme.


Cette dualité se retrouvera tout au long du jeu, à travers les personnages, les développements du scénario, mais aussi la direction artistique. L'aventure entière baigne dans une ambiance crépusculaire, tous les lieux traversés étant envahis par deux teintes récurrentes, le noir et l'or, allégorie visuelle du conflit qui anime le jeu. Le monde de Human Revolution est divisé entre la volonté d'atteindre une sorte d'âge d'or, symbolisé par les avancées technologiques toujours plus prégnantes, et le danger de sombrer dans l'obscurantisme. Au lieu de provoquer un effet de saturation chez le joueur, les développeurs ont réussi à développer des lieux uniques et différents, toujours construits autour de ces deux teintes qui envahissent continuellement l'écran. Les jeux de lumières, les dégradés, tout concourt à éviter tout effet de redondance, ce qui est très réussi étant donné les limitations dues à ce choix esthétique. A noter qu'un halo doré entoure tous les éléments avec lesquels le joueur peut interagir (une option qui peut se désactiver à l'envie), le doré évoquant donc les possibilités (un choix narratif et visuel qui se retrouve donc utilisé dans le gameplay, c'est encore une fois malin). La dualité évoquée plus tôt se répercute aussi à travers une multitude d'objets liés à l'environnement ou aux décors. Les deux villes principales, par exemple, évoquent ces deux notions, que l'on pourrait résumer grossièrement à "futur" et "passé". La ville de Détroit désigne clairement le futur, avec sa multinationale implantée, ses bâtiments high-tech, tandis que la cité de Hengsha (Chine) évoque un traditionalisme prégnant (un certain folklore se dégage de ces rues imbriquées qui ressemblent davantage à un village qu'à une mégalopole). Enfin, comment passer sous silence l'appartement d'Adam, véritable métaphore de l'esprit tourmenté du personnage, dont le choix final aura des conséquences grandiloquentes. Cet appartement donc, s'impose comme le témoin d'une nostalgie latente, en proie à ses doutes envers l'avenir. Ce n'est pas pour rien qu'un mobilier typé Louis XV s'immisce entre des tablettes tactiles et des fenêtres lumineuses dont la vue donne sur un ballet céleste composé de véhicules perçants les nuages. Ici, un chandelier dispense une lumière tamisée, tandis que le panneau de contrôle de sécurité de la demeure dispense une lumière verte clignotante. L'appartement de Jensen représentant son cocon, il n'est pas étonnant que les développeurs en fassent un lieu de contradictions. A noter que les laboratoires médicaux, qui favorisent les augmentations, sont les seuls endroits du jeu à baigner dans une lumière blanche, tandis qu'une musique symphonique accueille le joueur, comme s'il s'agissait d'une cathédrale. Comme si la cybernétique remplaçait la religion...

Pour en revenir à la direction artistique, les designers de Deus Ex : Human Revolution ont tenté de rénover l'image de la science-fiction futuriste telle qu'elle stagne dans nos esprits depuis les années 80. La représentation visuelle de ces futurs hypothétiques a continué de mûrir pendant de longues décennies (il suffit de prendre un film de science-fiction des années 50 pour s'en apercevoir), mais elle peine à se renouveler depuis la fin du siècle dernier. Le Japon est figé dans une représentation que l'on pourrait résumer à celle que l'on croise dans des films tels que Ghost in the Shell (de Mamoru Oshii, 1995), tandis que l'Occident n'évolue guère plus de son côté (rien n'a beaucoup évolué par exemple depuis le Blade Runner de Ridley Scott, 1982). Cette imagerie figée dans le temps, qui alimente les œuvres culturelles de ces dernières années, paraissent même parfois moins futuristes que certaines choses qui existent déjà (que ce soit en termes d'architecture ou de design). Le futur de Human Revolution se base sur des théories actuelles, l'univers visuel qui en résulte revêt ainsi des atours totalement novateurs pour les yeux qui le parcourent. Pour créer Human Revolution, les designers se sont inspirés d'Art, d'opéras, des dernières avancées scientifiques en ce qui concerne les matières, voire en mode ou l'architecture. Ainsi, l'aspect technique du jeu n'est certes pas révolutionnaire, le soft n'étant que très rarement impressionnant, mais il pioche toute sa force dans la création d'un univers nouveau et à l'identité marquée, qui lui confère finalement une sorte d'intemporalité (le jeu sera toujours aussi agréable à découvrir dans plusieurs années, malgré un aspect technique loin d'être transcendant). Le directeur artistique Jonathan Jacques Belletete compare la conception de son jeu à celles qui ont animés les développements de softs tels que Limbo ou Shin Megami Tensei, des jeux qui puisent leur force dans la cohérence et le symbolisme de leurs enveloppes graphiques.

Mais comme un univers muet ne serait porteur d'aucune réjouissance, Deus Ex : Human Revolution se voit doté d'une bande-son dont la cohérence rivalise sans mal avec celle de la patte graphique. Composée par Michael McCann, un homme relativement discret à qui l'on doit la bande-son du jeu XCOM : Enemy Unknown ou encore celle de Spinter Cell : Double Agent, celle-ci adopte avec talent les thèmes du jeu. A l'image de ce dernier, elle développe une dualité flagrante, tout en transmettant une palette d'émotions en adéquation avec les épreuves traversées par Adam Jensen. Globalement, la bande-son se veut pesante, comme pour signaler que le monde tel qu'il est se retrouve sur le fil du rasoir, que nous sommes à l'aune d'une crise sans précédent. Habile entrecroisement de sonorités électroniques et d'envolées lyriques, la bande-son s'adapte continuellement. Les moments de doutes sont bercés par des tonalités lourdes elles-mêmes accompagnés de discrets chœurs mélancoliques. Des ambiances éthérées accompagnent les déplacements du joueur à travers les artères de Détroit, tandis que les séquences d'action sont rythmées par des percussions électroniques ravageuses et stressantes, auxquelles s'ajoutent parfois des nappes synthétiques plus planantes, comme des instants de flottements qui viennent arrêter le temps tandis que les balles fusent dans tous les sens. En gros, le compositeur a divisé ses compositions en trois catégories: ambiance, tension et combat. Toutes sont pesantes, ce qui confère à l'ensemble une homogénéité évidente, grâce à cette singulière association entre l'électronique et l'acoustique. Si ces pistes confèrent une ambiance évocatrice à l'ensemble du jeu, la bande-son de Human Revolution se déguste aussi sans jouer. Et finalement, toutes ces compositions possèdent une constante, un aspect organique et chaleureux, qui semble lutter contre les sons désincarnés et mécaniques qui donnent vie aux mélodies. Un très bon travail de la part d'un auteur un peu trop rare sur le marché des musiques de jeux vidéo.


Malheureusement, tout n'est pas rose dans Deus Ex : Human Revolution, le principal souci étant que les thématiques et le développement narratif prennent le pas sur la construction même du jeu. L'exemple le plus fragrant sont les fameux boss cités précédemment. Leur présence, leur design et la construction des combats qui les opposent au joueur sont basés sur le symbolisme inhérent au scénario, en rapport avec le développement et les interrogations du personnage. Mais concrètement, ces joutes sont une catastrophe en termes de gameplay. En effet, ces personnages surpuissants nécessitent de la part du joueur qu'il développe ses implants, ne serait-ce que légèrement, de manière à pouvoir tenir tête à ses adversaires. Comme précisé un peu plus tôt, la manière dont se développe Adam dépend directement du joueur, et ceci pose la fameuse question du sacrifice de l'humanité au profit de la puissance. Bien. Pourtant, dans le jeu, ces combats obligent le joueur à agir d'une manière précise, en privilégiant l'attaque. Toutes les autres approches, qu'il s'agisse du piratage informatique ou de l'infiltration, ne sont pas viables. Il faut arriver devant ces boss armé jusqu'aux dents et foncer dans le tas. C'est dommage car cela prive le joueur d'évoluer de la manière qu'il le désire, par exemple en ne développant aucune augmentation. Ces passages sont cependant peu nombreux (il y a trois boss dans le jeu, plus le boss final), mais leur présence, ou plutôt leur construction, brise un peu la liberté du joueur. Les développeurs ont certainement eu conscience de ce défaut, et proposent à côté une multitude de quêtes annexes qui offrent au joueur une liberté conséquente dans leur approche, liberté qui est grandement mise en avant tout au long de l'aventure (à part face aux maudits boss, donc).

Cette liberté dans l'action (et dans les choix) est héritée de Deus Ex premier du nom, qui déjà proposait plusieurs manières d'aborder les objectifs. Human Revolution y ajoute certains paramètres spécifiques, inconnus du joueur, le plus évident se situant en début de jeu. Alors qu'Adam rejoint les locaux de Sarif Industries, il est convoqué pour prendre part à une mission de neutralisation au cours de laquelle il devra arrêter un ennemi ayant pris des otages. Le joueur étant entièrement libre, il peut décider de visiter les lieux avant d'embarquer pour sa mission, en se disant "qu'il a le temps". Et bien non, le jeu prend en compte le délai que mettra Adam à rejoindre le point de départ de la mission, et s'il tarde trop, le mercenaire assassinera les otages. Lors du trajet vers cette première mission, le joueur est d'ailleurs invité à préparer son assaut, en choisissant une approche, ainsi que ses armes, ce qui bouleverse complètement le gameplay à venir. D'autres choix sont plus évidents, comme ceux que le joueur devra effectuer lorsqu'il rencontrera ce terroriste. Il pourra le provoquer dans un duel, l'autoriser à s'enfuir, voire lui décocher une fléchette tranquillisante. Si cet ennemi survit, Adam le croisera à nouveau dans le jeu, un peu plus tard. Ces variations dans le scénario (qui interviennent suite au mode de jeu du joueur), apportent une cohérence fantastique dans le développement narratif. En comprenant ceci, le joueur réfléchit alors aux conséquences de ces actions, et peut aborder le jeu d'une manière plus impliquée que si ces conséquences n'existaient pas. La force de Human Revolution n'est pour ainsi dire pas explicite. Alors que dans un autre jeu le choix serait présenté à travers une question, par exemple "oui ou non", dans ce Deus Ex le choix existe continuellement à travers le gameplay. Le jeu n'insiste jamais sur le moment du choix (sauf à quelques rares embranchements), c'est le joueur qui détermine la suite des événements par sa manière de jouer. Certaines séquences rappellent un peu les Metal Gear Solid, dans lequel certaines scènes se déclenchent suivant telle ou telle action. La narration est, pour ainsi dire, active.

Afin de s'adapter à cette liberté dans le gameplay, le level design est un outil essentiel. Human Revolution pèche un peu par rapport au premier opus. Dans ce dernier, une multitude d'approches différentes conféraient (ou supprimaient) divers avantages au joueur. Mais en ce qui concerne Human Revolution, les différentes routes mènent toutes au même point. La manière d'approcher une situation est variable, mais la finalité sera la même, ce qui constitue une régression par rapport à l'opus original. Les possibilités qui s'offrent à Jensen sont aussi terriblement caricaturales, et "évidentes". Par exemple, lorsque le joueur se retrouve face à un quelconque embranchement, trois choix peuvent s'offrir à lui: une porte centrale, un conduit d'aération ou une échelle. Les trois routes mèneront à l'objectif du joueur, les obstacles différeront selon la voie empruntée, mais l'arrivée sera la même, le joueur arrivera face à un chemin unique menant à son objectif. C'est plutôt dommage car dans Deus Ex, chaque possibilité offrait des résultats différents, et il fallait analyser, étudier chaque choix afin de découvrir lequel correspondrait le mieux à son approche. Human Revolution a l'avantage de proposer plusieurs gameplays selon l'orientation du joueur, ce qui permet à n'importe quel type de profil d'y trouver son compte, au détriment d'une difficulté liée à la découverte et l'imprévu du Deus Ex original. Enfin, la liberté du joueur s'exprime à travers le développement de son personnage.


Adam Jensen évolue via des points d'expérience. Dans le Deus Ex original, les augmentations étaient déjà présentes, mais leur fonctionnement était quelque peu différent. Le héros de Deus Ex trouvait ici et là les augmentations qu'il pouvait alors installer, tandis que Jensen possède déjà en lui toutes les augmentations, qu'il faudra développer en investissant des points d'expérience. Cette nouvelle approche est clairement issue des jeux de rôle japonais, comme Final Fantasy (développé par Square Enix), et s'imbrique de manière étrange avec la direction occidentale qui émane de Human Revolution. Dans le jeu original, le joueur ne pouvait pas découvrir une augmentation puissante au bout de quelques heures de jeux, étant donné qu'il fallait d'abord les trouver et qu'elles étaient disponibles en fin de partie. Dans Human Revolution, le joueur peut se concentrer sur un axe de développement en particulier et rapidement accéder à une capacité puissante. De ce fait, l'exploration dans le jeu n'est plus très motivante, dans le sens où le joueur a déjà accès à tout, elle ne permettra que de découvrir des objets de soin, des munitions, en bref des objets classiques. L'avantage de ce système porte sur la liberté qu'à le joueur de construire son personnage comme il le souhaite, tout en mêlant un système typiquement japonais à un jeu vidéo occidental. Enfin, en permettant au joueur de développer lui-même les capacités de Jensen, celui-ci peut accéder plus rapidement à un ensemble de quêtes annexes sans attendre d'avancer plus loin dans le jeu. Ces quêtes sont essentielles et font même partie intégrante de l'univers de Deus Ex : Human Revolution, car elles mettent toutes en lumière un personnage, un problème social ou politique. Leur importance est telle qu'il est même possible de les rater, auquel cas les conséquences impactent le déroulement du scénario principal.

Bizarrement, Human Revolution possède un drôle de statut au sein de la franchise. Il ressemble à un hasardeux mélange entre préquelle (c'est-à-dire "qui se déroule avant les événements du jeu de base") et reboot (qui redémarre la trame du jeu à zéro, en effaçant les opus précédents). Alors oui, officiellement, le jeu s'inscrit bien dans la chronologie de la saga. L'histoire est cohérente avec ce qui raconté dans les premiers épisodes, il y a des éléments récurrents, qu'ils soient juste cités ou bel et bien présents, ainsi que quelques clins d'œils qui s'adressent avant tout aux nostalgiques (les radios dans Human Revolution peuvent diffuser les musique du premier Deus Ex), mais d'un autre côté on ressent une légère volonté de distanciation (par exemple les Illuminatis ne sont pas prégnants). Enfin, et c'est le plus évident, le gameplay est relativement neuf, même si les idées de base subsistent. Il est clair que Square Enix veut relancer la franchise pour atteindre de nouveaux joueurs (la courbe de difficulté est même assouplie comparées aux premiers épisodes). En parlant de Square Enix, il est marrant de trouver une référence à leur saga phare, à savoir Final Fantasy, via la présence d'un poster affiché dans les locaux de Sarif Industries, représentant l'héroïne de... Final Fantasy XXVII ! De manière plus large, le jeu affiche de nombreuses références aux icônes du cinéma de la science-fiction, parmi lesquelles les trois coquillages aperçus dans le film Demolition Man (réalisé par Marco Brambilla et sorti en 1993). Au poste de Police, le joueur peut découvrir un ordinateur appartenant à "R. Deckard", évidente allusion au personnage principal du film Blade Runner, Rick Deckard. Citons encore la présence d'un personnage nommé Alex Murphy (comme dans RoboCop, de Paul Verhoeven, 1987), discutant avec un collègue à propos de... RoboCop justement. En plus de rendre hommage à ces monuments de la science-fiction, ces éléments permettent d'ancrer le jeu dans un contexte réel.


Malgré quelques indélicats défauts, Deus Ex : Human Revolution possède une grande force, qui est de ne jamais orienter l'opinion du joueur sur les questions morales qu'il aborde. Certes, les augmentations et le transhumanisme concourent à développer le plan des ennemis d'Adam Jensen, ceux-ci prévoyant de "griller" les cerveaux des personnes augmentées, afin de les dominer. Mais il reste évident que ce n'est pas la technologie qui cause problème, c'est encore et toujours ce que l'Homme en fait. En ce sens, le jeu ne donne aucune réponse concrète, chaque joueur étant capable d'apporter la sienne, à travers tout ce qu'il a réalisé tout au long du jeu, mais aussi via le choix final qui survient après le dernier combat, et qui offre quatre possibilités. C'est Adam Jensen qui décidera de la suite et participera à la construction d'un futur encore flou, Adam Jensen, un héros au nom prophétique, qui se présente comme le deus ex machina de toute cette aventure. Un dieu sorti de la machine, cybernétique et qui, par son choix, une seule décision, influencera l'humanité entière. Cohérent et ludique, Deus Ex : Human Revolution n'en reste pas moins imparfait. Tel Icare, figure centrale qui surplombe l'ensemble du récit et s'incarne dans la plupart des personnages, le jeu était peut-être trop orgueilleux et échoue de peu à atteindre les sommets. Reste une aventure qui la plupart du temps se révèle palpitante, habitée par des thèmes forts et actuels, et mise en valeur par un univers travaillé et cohérent.