Asura's Wrath


Cet article contient des spoilers.

Pour faire court, Asura's Wrath n'est pas un bon jeu vidéo. Phases de beat'em all classiques, enclavées par un gameplay qui n'évolue jamais, séquences de shoot répétitives et identiques, quick time events (QTE) envahissants, le postulat de base n'est pas des plus engageants. Pourtant, Asura's Wrath est, paradoxalement, excellent. La cause: une implication absolue de la part du joueur et, justement, son orientation qui s'apparente à un non-jeu. Véritable OVNI, Objet Vidéoludique Non-Identifié, Asura's Wrath est une oeuvre puissante qui se vit et se ressent. Le studio CyberConnect2 est le développeur qui se cache derrière cet Asura, studio essentiellement connu pour la grande série des .hack// mais aussi pour quelques petites perles telles que Sora to Robo: Red the Hunter sur Nintendo DS ou Silent Bomber sur PlayStation première du nom. Edité par Capcom, Asura's Wrath n'a pas hérité du succès escompté, et la sortie de l'aventure complète a été un véritable massacre.

Le joueur incarne Asura, demi-dieu et l'un des huit généraux de l'Empire de Shinkoku, qui mène un combat éternel contre les Gohmas, des démons s'incarnant sous la forme d'animaux féroces. A l'image de l'entité néfaste de Final Fantasy X, Sin, le démon Vlitra revient sur Terre de manière cyclique, dans le but d'exterminer les hommes et, plus généralement, toute vie terrestre. Alors que le jour fatidique arrive, les huit généraux s'allient pour contrer la menace que représente Vlitra et son armée de Gohmas. Asura, aveuglé par le combat, repousse la créature, tout en sachant que celle-ci finira bien par revenir. De retour sur Terre, Asura est pourtant la victime d'une machination perpétrée par les généraux de l'Empire, et se retrouve accusé du meurtre de l'Empereur. Cependant, le désespoir s'empare du demi-dieu lorsqu'il apprend que sa femme a été assassinée, et sa fille enlevée. Vaincu par le chef des huit généraux, Deus, Asura est laissé pour mort, sous les yeux de son enfant. 12.000 ans plus tard, il se réveille, et il est très en colère.


La première chose qui frappe (sans jeu de mot) avec le personnage d'Asura est sa rage. Le personnage passera l'intégralité du jeu à cracher ses menaces, à hurler sa haine et à agir au lieu de réfléchir. En ce sens, la comparaison avec Kratos, de la saga God of War, est évidente, bien qu'Asura semble beaucoup plus féroce que son prédécesseur. Le joueur incarne donc une véritable bête de combat, ivre de sang et de chair, dont les seules phases jouables le mettent aux prises avec ses ennemis (à part une séquence qui se déroule dans une source chaude). Il est intéressant de constater que, dans l'hindouisme, le terme "asura" désigne les démons. Ils sont décrits comme des êtres très puissants, et souhaitent conquérir les cieux, ce qui les oppose inlassablement aux dieux. Le jeu mettra bel et bien Asura aux prises avec des dieux, les anciens généraux étant devenus des déités, et inverse les valeurs: les dieux sont mauvais, tandis qu'Asura s'oppose à eux dans le but de se venger, mais aussi de protéger les humains. Les mythologies hindouiste et bouddhiste sont largement exploitées dans Asura's Wrath, les termes importants étant bien entendus affiliés à des grands noms de la cosmogonie, mais le jeu est dépourvu d'un sens caché ou métaphorique. Au contraire, Asura's Wrath est une oeuvre directe et sensitive. Attention, ce n'est pas pour autant que le jeu ne raconte rien, mais il se déguste de manière immédiate, sur le moment. Tout comme des œuvres aussi vénérées que Journey ou ICO, Asura's Wrath est une oeuvre expérimentale, quelque chose d'unique dans l'univers des jeux vidéo. Mais pour comprendre ceci, il faut d'abord voir comment est construit le jeu.


Asura's Wrath est divisé en quatre grande parties, elles-mêmes constituées de chapitres, appelés des sûtras. Un sûtra (qui signifie littéralement "fil") désigne un livre. On applique généralement ce terme à des écrits philosophiques, mais dans l'hindouisme, les sûtra sont associés à la sagesse. Chaque sûtra, dans Asura's Wrath, est divisé en deux parties, séparées par un interlude, à l'image des épisodes de séries d'animation japonaises. En moyenne, un sûtra peut durer entre 15 et 30 minutes, pendant lesquelles le joueur ne participe vraiment que 5 à 10 minutes environ. Le temps de jeu pur est donc très court, le reste du temps étant consacré à des scènes animées, réalisées avec le moteur du jeu, pendant lesquelles le joueur doit périodiquement appuyer sur la touche indiquée à l'écran. Ces longues scènes animées permettent une dramatisation appuyée, mais le parti pris se rapproche aussi beaucoup de ce que met en scène le jeu. Ainsi, dans Asura's Wrath, le personnage principal est une victime. Trahi par ses proches, il perd peu à peu tout ce qu'il a de cher. Il échoue souvent. Ce n'est pas un hasard si l'une des scènes présente la mort de la jeune fille inconnue pour laquelle se battait Asura. En clair, pendant une grande partie du jeu, Asura est impuissant. De la même manière que le joueur. Quand surviennent alors les combats importants, les scènes jouables libératrices, le joueur est totalement impliqué dans l'histoire et la scène de jeu. Pendant une poignée de minutes, chaque touche pressée sur la manette de jeu résonne comme un véritable coup de poing à même de briser les os de son adversaire, chaque hurlement d'Asura est le cri de rage du joueur. Pendant une poignée de minutes, le joueur EST Asura.


Cependant, ce choix absolument définitif fait naître quelques points noirs. Le premier et le plus important est qu'Asura's Wrath n'est pas un jeu vidéo, au sens premier du terme. Le gameplay n'est pas du tout évolutif, chaque combat présente une arène limitée, où le joueur doit se contenter de frapper les ennemis jusqu'à remplir une jauge de rage et libérer une furie. Et ce, du début à la fin. Ensuite, une règle essentielle du jeu vidéo est totalement écartée: le game over. L'échec n'a aucune répercussion sur ce qui se passe à l'écran. Là encore, la présence abusive de QTE (Quick Time Event, c'est-à-dire l'action d'appuyer sur une touche précise de la manette, affichée à l'écran) ne sert qu'à une chose, renforcer l'implication du joueur. La grande majorité des actions demandées correspond à ce qui se déroule à l'écran. Une esquive vers la gauche demandera au joueur d'orienter le joystick de la manette vers la gauche, un saut improvisé nécessitera une pression sur le bouton croix, etc... Basique mais génialement intelligent. Intelligent car CyberConnect2 dépasse les limites habituelles du QTE pour transcender ce simple statut "une action / un bouton". Conscients des limites de ce système, les développeurs n'hésitent pas à "fusionner" le rendu visuel de ces QTE à l'action en cours. Tout ceci est plutôt obscur, mais voyez plutôt. Plusieurs fois, le jeu demande une pression répétée sur le bouton rond, par exemple pour résister à un tir laser. Sauf qu'un certain passage met en scène Asura et son comparse Yasha, agissants de concert. Le fameux QTE du "rond à répétition" se lance, mais le joueur constate que le bouton rond apparaît A LA FOIS sous Asura, mais aussi aux pieds de Yasha. Juste en dédoublant l'icône sur l'écran, CyberConnect2 communique une idée toute simple, démontrant que les deux personnages se battent ENSEMBLE. De la même manière, Asura a la capacité de faire apparaître plusieurs paires de bras qui lui sortent du dos et des épaules. Pour les invoquer, il faut orienter le joystick gauche vers la gauche et le droit vers la droite, en même temps. A la fin du jeu, une multitude de joysticks apparaissent à l'écran, dans le but de faire apparaître une infinité de bras supplémentaires. Ainsi, à quelques occasions, CyberConnect2 enfreint allègrement les limitations d'un système ultra balisé, les quick time events, de manière à marquer et toucher facilement le joueur.


Transcender, c'est bien un terme qui convient à merveille à Asura's Wrath. Le jeu s'emploie à aller toujours plus loin, à cogner toujours plus fort. Les limites visuelles et physiques sont continuellement repoussées tandis que les heures de jeu défilent. Pour mettre en scène cette démesure permanente, CyberConnect2 s'autorise tous les excès. Déjà, le jeu brise les limites spatiales en étendant le cadre de l'action à une échelle insoupçonnée. Une scène en particulier met aux prises Asura avec un ennemi de la taille d'une planète entière, qui tente d'écraser le héros du bout de son immense doigt. Au niveau du gameplay, ceci ne change absolument rien, le joueur se contentant d'appuyer sur un bouton. Mais au niveau de la portée et de la puissance évoquée par la mise en scène et l'image, le combat prend des allures épiques rarement atteintes dans un jeu vidéo. D'ailleurs, peu après, les développeurs n'hésitent pas à détruire le corps d'Asura, toujours dans l'optique d'impuissance évoquée précédemment. C'est entièrement démembré qu'Asura va se battre contre un ennemi surpuissant, à l'aide de coups de boule ! Une idée totalement folle, qui d'ailleurs sert de base à un autre jeu d'action sorti sur la même génération de consoles, NeverDead. Une autre technique pour dépasser les limites de la mise en scène est l'utilisation des codes de l'animation japonaise, ou de la musique classique. Ainsi, un fantastique combat lunaire oppose Asura à son maître, Augus, sur fond de Symphonie du Nouveau Monde, d'Antonin Dvořák. Effet immédiat garanti.

En ce qui concerne les codes de l'animation japonaise, Asura's Wrath adopte la même construction, sous forme d'épisodes, permettant la même montée en puissance, jusqu'à ce que l'intensité dramatique atteigne son paroxysme. Rudement efficace. Mais ce n'est pas tout, beaucoup de combats ne sont pas sans rappeler la violence et la démesure déjà rencontrées dans Dragon Ball Z, tandis que la progression des événements, toujours plus immenses, plus impressionnants, rejoignent la construction d'animes tels que Tengen Toppa Gurren Lagann. Le moindre coup de poing est accompagné de cris, de vrombissements, de montagnes qui se déchirent en deux ou de cratères qui se forment sur le sol, suite à l'impact. Avec l'implication du joueur, qui doit participer à ces scènes de massacre, la sensation de puissance est nettement plus présente que sur n'importe quel autre jeu. Autre fulgurance, il est possible de couper la parole aux boss, lors de leurs interminables monologues, pour se dépêcher d'en finir et de décoller leur tête de leurs épaules. Gros coup de pied dans les clichés éculés des films et anime de combat. Et totalement jubilatoire.



En début d'article, je disais que la sortie de l'aventure complète a été un véritable massacre. Jugez plutôt. Le jeu devait s'étaler sur un second opus, mais les recettes décevantes du premier épisode ont condamné bien rapidement ce projet. Soucieux d'offrir la fin de l'aventure aux fans du jeu, CyberConnect2 propose 4 sûtras supplémentaires en contenu téléchargeables, prenant place après les 18 (ou 19) sûtras du jeu. Ces contenus devaient à la base être gratuits, mais Capcom (éditeur du jeu) en a décidé autrement. Ainsi, pour voir l'intégralité du jeu, il faut obligatoirement passer par ces sûtra additionnels. Bien entendu, la qualité est au rendez-vous, mais la démarche reste absolument écœurante. Cette conclusion met aux prises Asura à la Vraie Déesse de toute chose, une entité terrifiante et surpuissante. Inutile de préciser que ces derniers sûtras proposent une expérience hallucinante, point d'orgue d'une aventure aussi intense que violente. A savoir aussi, qu'outre les contenus téléchargeables dispensables, il existe deux autres sûtras (11.5 et 15.5), qui sont en fait des scènes animées réalisées par le célèbre Studio 4°C. Asura's Wrath devient alors, l'espace de ces deux chapitres de douze minutes chacun, un véritable produit hybride, mélange de jeu d'action et de Dragon's Lair, au cours de segments réalisés par des pointures de l'animation japonaise. Indispensable pour ceux qui ont apprécié le jeu et son parti pris radical.

Enfin, il convient de préciser que le jeu tire une grande force de sa soundtrack. Mystique, violente et épique, Asura's Wrath possède l'une des meilleurs OST de cette génération de consoles. Signée Chikayo Fukuda et étalée sur deux disques, la musique du jeu est très mélodieuse et la plupart des thèmes restent facilement en tête. Les thèmes de combats sont explosifs et efficaces, grâce à des sons lourds retranscrivant à merveille la puissance de ces joutes, tandis que les thèmes de cinématique sont plus atmosphériques. Dans le lot, on retient bien évidemment de véritables perles à même de tourner en boucle, comme le thème de Yasha, intitulé Wind Fang, aux allures de Morricone. Guitare sèche et sifflements, soit la dernière chose que l'on s'attendait à entendre dans un jeu comme Asura's Wrath. Enfin, les guitares électriques ne sont jamais bien loin... Tout comme les percussions.


Asura's Wrath est une œuvre totalement hybride, un fantasme de joueur enveloppé dans une direction artistique de folie, habile mélange d'art indien et de science-fiction. Incarnation absolue de la colère et de la rage, Asura est un anti-héros qu'on se plaît à diriger pour corriger toutes sortes de crapules surpuissantes et divines. Anime interactif, jeu vidéo limité, le statut de l'œuvre reste indéfini, mais elle s'impose comme une expérimentation sensitive capable de s'adresser directement aux émotions et à l'instinct du joueur, sans aucune autre forme de procès. Coup de poing et coup de génie, Asura's Wrath mérite d'être vécu, tandis qu'Asura lui-même s'impose comme le personnage le plus puissant jamais vu dans un jeu vidéo.

Cliquer ici pour revenir à l'index