Rémina : La Planète de L'Enfer


Écrit et réalisé par Junji Ito

Cet article contient des spoilers.

Échappé de l'esprit torturé du talentueux Junji Ito, Rémina : La Planète de L'Enfer constitue l'un des récits les plus réussis de son auteur. Fable horrifique usant avec intelligence d'un argument improbable mais tétanisant, le manga délivre au fil des pages un portrait noir de la nature humaine. Bien que relativement accessible et évitant les excès les plus gores, la lecture de Rémina n'en reste pas moins éprouvante. Le récit prend place dans un avenir indéterminé et nous présente le professeur Oguro, un scientifique qui se voit décerner le prix Nobel pour avoir découvert une nouvelle planète. Il la baptise Rémina, du nom de sa jeune fille de seize ans. Rapidement, cette dernière se retrouve sur-médiatisée et devient même une idol *, alors qu'elle entame une carrière dans le show-business. Tous les regards sont tournés vers l'adolescente, qui connaît alors un pic de popularité incroyable. Pourtant, il s'avère que Rémina n'est pas une planète comme les autres. En effet, l'astre titanesque semble suivre une trajectoire incohérente à travers de l'espace, tandis que toutes les planètes qui croisent sa route disparaissent les unes après les autres. C'est alors que Rémina, la planète, se dirige vers la Terre.

* Idol
Le terme idol désigne, au Japon, une activité professionnelle qui est aussi artistique (mannequin pour magazine spécialisé, chanteurs, acteurs, etc...), et non un statut social. Les idols servent l'industrie prolifique du divertissement, et existent depuis les années 60. La plupart des idols sont éphémères, ces gens n'accèdent ni à la célébrité ni à la richesse, ils sont seulement mis en avant par les médias pendant la durée de leur contrat (quelques mois à plusieurs années).


Junji Ito a ceci de génial qu'il ne s'impose aucune limite dans le développement des sombres concepts qui germent au cœur de son esprit malade. L'aboutissement narratif de ses intrigues ne laisse que peu de chances à ceux qui y parviennent, et il vaut mieux pour ses personnages mourir dans les premières pages plutôt que se retrouver confronté aux démences que l'auteur couche sur le papier. Ito s'empare d'une menace plausible, à savoir la collision entre notre bonne vieille Terre et un astre errant dans le cosmos, avant de la soumettre à ses digressions les plus dérangeantes. En effet, Rémina n'est pas un simple bout de roche colossal menaçant de percuter la planète, c'est aussi une entité organique, hideux mélange d'une flore repoussante et d'une créature géante bardée d'attributs apparemment impossibles pour un astre : des yeux, une bouche, une langue. Rémina est une abomination aux proportions inimaginables, une sordide monstruosité dévoreuse de mondes. Et si, comme nous le précisions plus tôt, le récit ne fait pas l'étalage de moments gores et sanglants, il développe tout de même une atmosphère malsaine et pesante, mise en scène à travers un rythme trépidant et une tension qui ne cesse d'enfler au fil des chapitres. Rémina : La Planète de L'Enfer se transforme bien vite en une course désespérée dénuée de but, l'issue inéluctable ne laissant aucun doute. Et pourtant, c'est la volonté de vivre toujours une seconde de plus qui permettra aux personnages d'assister à des miracles aussi impossibles que l'apparition de la planète dévoreuse elle-même.

Cependant, l'horreur que distille Rémina ne se cache pas vraiment sous les traits grotesques et morbides de cette planète affreuse, la véritable horreur prend naissance dans le cœur des hommes, de la foule. Dès le début du récit, Junji Ito nous présente une masse unie dans son aveuglement, d'abord émerveillée par la jeune Rémina, devenue une star malgré elle, puis liée dans sa volonté de tuer. Car l'humanité, suite à l'apparition de la monstrueuse planète, se retrouve en proie à la terreur et la colère. Bien vite, les gens s'unissent dans un seul but : tuer Rémina, celle qui a donné son nom à cette malédiction céleste, celle qui est donc liée à cet astre démoniaque. L'Homme dégage alors tout ce qu'il a de plus mauvais, Ito ne se privant pas de mettre en scène un "procès" de sorcières tels qu'ils se déroulaient il y a des années, tandis que Rémina et ses alliés se retrouvent crucifiés à l'image de martyrs. Le mal corrompt alors les humains, qui ne possèdent plus vraiment d'identité propre, certains dissimulant même leurs traits sous des capuches pointues. Le danger, en fin de volume, prend alors la forme d'une foule immense, issue du monde entier, une foule anonyme liée par ce désir de tuer. Cette foule est le véritable mal, un mal qui absorbe peu à peu tout le monde, même les personnages les plus proche de la jeune Rémina. Un seul sentiment négatif, une déception par exemple, peut constituer l'étincelle qui va faire basculer une personne et lui sommer de rejoindre le mouvement de la foule puis, finalement, de la société entière.

Car c'est de cela dont il s'agit vraiment : les liens sociaux, l'aveuglement imposé par la société. Personne, pour l'auteur, n'est véritablement à l'abri de devenir ce qu'il répugne, qu'importent ses convictions et ses croyances, qu'importe son rang social, qu'importe QUI il est dans la vie de tous les jours. Junji Ito fustige donc tous ces actes perpétrés en masse, dans le monde entier, au nom d'absurdités qui ne tendent qu'à le rassurer. La riche famille Kunihiro représente au mieux ce mal qui s'insinue partout, le fils n'hésitant pas à livrer Rémina à la foule en délire, ou bien le père abandonnant sa femme et ses enfants dans le but de survivre quelques instants de plus. De même, le président du fan club de Rémina s'avérera être meneur dans le mouvement qui vise à liquider la jeune fille, une révélation qui survient en fin de récit et qui s'inscrit pourtant parfaitement dans la logique diabolique de l'auteur, le président de ce club étant par définition leader d'un groupe, et donc d'une foule. Ainsi, ce n'est pas un hasard si le sauveur de Rémina est un sans-abri, retiré du monde tel qu'il est devenu, exclu de la société. Les dernières pages dévoilent d'ailleurs la véritable identité de ce personnage, à savoir le fils aîné de la famille Kunihiro, qui a volontairement quitté les siens. Dès l'apparition de ce personnage, les miracles se succèdent, ce dont prennent conscience d'ailleurs les personnages eux-mêmes.

Il est intéressant de noter que le personnage de Rémina n'existe qu'à travers la perception qu'en a le monde. Tout d'abord, le récit s'ouvre sur l'image d'une foule en train de hurler, tandis que la jeune fille apparaît crucifiée et impuissante, sans prononcer aucune parole. L'histoire introduit alors un flahback, une scène durant laquelle le professeur Oguro annonce sa découverte aux médias. Rémina se trouve à ses côtés, la tête baissée, les yeux fermés. Elle n'existe qu'à travers son propre père, avant que les médias et le système ne s'emparent d'elle, afin d'en faire une idole. Plus tard, elle n'existe que dans un but : être tuée. Ainsi, Rémina est un personnage totalement transparent, incarnation des désirs d'une société perdue.


Au niveau des dessins, ceux-ci conservent leur efficacité, tout en arborant une certaine simplicité. Les décors ne sont pas vraiment fouillés, l'accent étant mis ici sur les personnages, à travers des cadres dynamiques et une mise en scène soignée. Les séquences dialoguées ne sont jamais ennuyantes, grâce au rythme du récit bien sûr, mais aussi à la mise en page, toujours réfléchie. Certaines illustrations envahissent des pages entières, ce qui est idéal pour représenter graphiquement la démesure des séquences imaginées par Junji Ito. Les scènes se déroulant sur Rémina, la planète, prennent vie à travers des paysages imprégnés de folie, parsemés de formes aussi grotesques que repoussantes, le tout enrobé de teintes noirâtres et insondables. Mention spéciale aux séquences dévoilant l'œil gigantesque de la planète, sa langue repoussante ou encore les scènes de vol finales, durant lesquelles une humanité en délire scinde les airs et survole les continents.

La conclusion de Rémina : La Planète de L'Enfer s'acoquine avec l'incertitude, subtil mélange de tragédie et d'espoir. Junji Ito expose dans ces dernières planches une volonté de vivre qui n'a cessé de parcourir le récit et nous place, habilement, dans la peau des personnages. Effectivement, tout au long de cette course incertaine, les protagonistes avançaient envers et contre tout, ignorant de quoi allaient être faites les prochaines minutes. En concluant son récit de cette manière, les personnages dérivant dans l'espace, enfermés entre les quatre murs d'un abri anti-atomique, le lecteur est incapable de se représenter la suite des événements tels qu'ils seraient imaginés par l'auteur. C'est alors à lui qu'il incombe de se forger son idée. Veut-il croire, comme les personnages avant lui, aux miracles ? Ou veut-il abandonner, tourner la dernière page et laisser ce groupe face au vide absolu ?

L'ouvrage publié par Tonkam contient une autre histoire, beaucoup plus courte et intitulée Des Milliards de Solitudes. Dans cette nouvelle, une mystérieuse organisation qui donne son nom à l'histoire diffuse d'étranges messages à travers les ondes radios et des tracts. Pendant ce temps, aux quatre coins du pays, des corps sont retrouvés cousus entre eux. Cette fois Junji Ito cible un autre problème issu des sociétés contemporaines, la solitude ou encore l'individualisme. Aucune goutte de sang dans ces pages, pourtant l'aspect macabre est bien là, à travers les corps déformés par les fils de nylon qui les unissent les uns aux autres. Les compositions qui en résultent sont bien sûr très glauques. Si l'individualisme est dénoncé par Ito, on remarque que le récit sanctionne particulièrement les groupes. Une fois encore, les liens sociaux sont au centre de l'histoire, et sont même décrits comme forcés ou hypocrites par l'un des personnages de la nouvelle, lorsqu'il parle des relations que l'on peut entretenir avec ses collègues de travail, par courtoisie. Les relations humaines sont décidément mises à mal par l'auteur.

Un dernier mot sur l'édition elle-même. D'un format un peu plus grand que le format manga traditionnel, la taille du livre permet aux dessins de décupler leur puissance évocatrice, à travers des planches s'étalant parfois sur une double page. La couverture représente Rémina, crucifiée et cernée par la langue de la planète vivante. La texture de la langue est différente que sur le reste de la couverture, elle est rugueuse, à la limite de l'inconvenance. C'est une excellente idée de la part de l'éditeur, qui prouve le soin apporté envers cet auteur. Le maître de l'horreur signe ici un récit haletant, un cauchemar qui met mal à l'aise sans se montrer trop démonstratif. Rémina : La Planète de L'Enfer se dévore, porté par un rythme infaillible et des situations insensées. L'apocalypse selon Junji Ito possède un goût délétère et pourtant c'est avec un rare plaisir que l'on ne peut s'empêcher d'y goûter.

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